Mathieu Arsenault, auteur de La vie littéraire
Mathieu Arsenault est un écrivain reconnu pour son militantisme contre l’inertie du milieu littéraire contemporain[1]. Il est donc ironique de constater que, en dépit de son désir de « communiquer quelque chose […] d’une vie littéraire en marge de cette institution[2] », l’auteur est bien apprécié par l’institution même qu’il dénonce avec force dans La vie littéraire[3]. Enseigné au secondaire[4], au cégep[5] et à l’université (par exemple, par Catherine Mavrikakis ou Martine‑Emmanuelle Lapointe à l’Université de Montréal), bénéficiant généralement d’une bonne réception critique[6], gagnant de prix contre son gré[7], Arsenault s’impose comme « un chaînon essentiel dans le monde littéraire québécois[8] ». Nous retiendrons le mot « chaînon », qui nous semble adéquat pour décrire la manière dont l’auteur s’attache, avec son dernier livre, aux maillons précédents de la chaîne littéraire que constitue la tradition annonçant la mort de la littérature québécoise.
« Résumé » de La vie littéraire
Si le sujet du livre et ses thèmes apparaissent évidents dès son titre, résumer une œuvre telle que celle qui nous intéresse est cependant très difficile. Pour les besoins du présent exercice, nous nous attacherons à le faire, sachant toutefois la tâche impossible puisque tout résumé ne pourrait qu’être réducteur (ce qui est vrai en général, mais tout particulièrement ici). La vie littéraire, c’est donc « l’histoire » d’une jeune femme des lettres d’une vingtaine d’années qui aspire à devenir écrivaine et veut faire sa place dans l’institution littéraire. Cependant, celle-ci est frustrée par ladite institution, laquelle la laisse « les cheveux en bataille dans le désert culturel » (VL, p. 29). De plus, elle semble être incapable de terminer son récit, comme elle le dit si bien ici : « Comment est-ce qu’on pourrait seulement raconter sa vie quand on parle une langue de geekette un latin d’internet éphémère voué par avance à l’oubli… » (VL, p. 88). Cela ne change toutefois pas le fait qu’elle ne veut/ne peut pas s’arrêter de taper…
Une esthétique de démolition institutionnelle
Mais qu’est-ce qui rend ce livre si difficile à résumer? Pour comprendre, il faut s’attarder à la forme du texte, qui fait écho à la manière dont Arsenault s’attaque sur le fond à l’institution littéraire québécoise contemporaine. Ainsi, de la même manière que le discours de la narratrice s’en prend aux règles et aux codes constituant le monde littéraire, l’auteur s’en prend aux règles et aux codes de la langue, matière constituante de la littérature. Il passe à tabac la ponctuation et la syntaxe. Des règles et des codes du français, il ne reste presque plus rien : plus de majuscule (excepté la première des fragments), plus de ponctuation (sauf le point final de chaque fragment). Il paraît évident qu’une telle esthétique a pour but de choquer. Cependant, on peut s’interroger quant à l’efficacité réelle de cet effet « choc » de La vie littéraire. En effet, pour qui a déjà lu Album des finissants[9] ou Vu d’ici[10], le style sera sans surprise : même structure fragmentaire, même absence de ponctuation. Et parce cela est du déjà vu, le cri du cœur d’Arsenault, aussi éloquent qu’il soit, perd selon moi beaucoup de sa force brute. Le tout reste certainement pertinent et judicieusement écrit, mais probablement pas aussi choquant qu’espéré.
Dans la lignée des tombeaux de la littérature (québécoise)
Outre son esthétique de démolition institutionnelle, Mathieu Arsenault, par le portrait pessimiste qu’il peint de l’institution littéraire québécoise contemporaine, s’inscrit dans la lignée de ce qu’on appelle les tombeaux de la littérature. En ce sens, l’auteur participe d’une longue tradition de discours critiques sur le mort assumée de la culture littéraire, qui oppose un avant grandiose à un présent décevant et un futur incertain. Cette tradition et ce désenchantement se manifestent notamment par le détournement des grands noms de la littérature québécoise. Par exemple, Claude Gauvreau subit un changement de sexe et devient « claudette gauvreau » (VL, p. 29). D’autre part, Émile Nelligan devient « émilligan » (VL, p. 29). De plus, on notera que ces auteurs, ainsi que tous ceux auxquels Arsenault fera référence dans son texte, ont perdu leur nom propre en même temps qu’ils ont perdu leurs majuscules, ce qui remet en question la figure institutionnelle de l’auteur. De plus, cela souligne comment la tradition semble littéralement se perdre, ou plutôt, pour reprendre les termes d’Arsenault lui-même, comment « Il ne reste que des miettes de la grandeur de Voltaire à son époque, des miettes de Victor Hugo. Des miettes, même, de Gaston Miron[11] ».
La question de l’héritage et de la transmission culturelle
La vie littéraire pose donc la question de l’héritage et de la transmission culturelle. Cependant, la réponse qu’elle donne à cette question est loin d’être optimiste. En effet, « si la littérature est vraiment à ce point en panne aujourd’hui la seule chose qui restera peut-être de nous pour les généalogistes à venir ce sont les petites phrases compilées dans les registres judiciaires » (VL, p. 74-75). On sent bien toute l’inquiétude quant à ce qui sera transmis, ce qui sera laissé en héritage. La narratrice le dit bien, elle est « la première de [son] âge sur la ligne d’arrivée de la littérature est terminée » (VL, p. 74). Autrement dit, elle arrive trop tard; littérature est en fin de course.
La survie des lucioles
Notons toutefois qu’en dépit de ce constat alarmiste, l’espoir demeure. Ainsi, la narratrice « trouve la force de taper les lettres et de sauver les textes et de continuer d’espérer qu’il y aura encore une personne au moins après nous pour faire durer nos os de phrases dans le temps des pierres littéraires » (VL, p. 93). De même, c’est sur une note d’espoir que s’achève le texte : « Deux semaines après, le petit chat découvrait qu’il existait des bars queer où tout le monde s’habillait comme il voulait. En plus, ils passaient de la bonne musique, ça faisait changement de la marde de d’habitude » (VL, p. 98). C’est dire que même dans le plus stérile des déserts culturels, il y aura toujours un oasis perdu à (re)trouver. C’est croire, à l’instar de Georges Didi-Huberman, en la survie des lucioles, en « des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout[12] ».
[1] Roxane Chouinard, « “La vie littéraire” de Mathieu Arsenault », NERDS, 2014, http://nerds.co/la-vie-litteraire-de-mathieu-arsenault/.; Camille Durand-Plourde, « Mange, lis, aime: La vie littéraire selon Mathieu Arsenault », Zone Campus, 2014, http://zonecampus.ca/blogue/?p=6118.; Camille Gagné, « Le cycle de Mathieu Arsenault », Blogue Portraits, https://www.blogues.cstip.ulaval.ca/portraits/le-cycle-de-mathieu-arsenault.; Judy Quinn, « La survie littéraire de Mathieu Arsenault », Nuit blanche, 2016, p. 56‑57. URI : http://id.erudit.org/iderudit/80826ac.
[2] Camille Gagné, op. cit.
[3] Mathieu Arsenault, La vie littéraire, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2014, 112 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention VL pour « Vie littéraire ».
[4] Mathieu Arsenault, « Album de finissants, l’enfant prodigue », Doctorak Go!, 2014, http://doctorak-go.blogspot.com/2014/02/album-de-finissants-lenfant-prodigue.html.
[5] Camille Gagné, op. cit.
[6] Ibidem.
[7] Mathieu Arsenault, « Refus du prix Spirale Eva-Le-Grand », Doctorak Go!, 2015, http://doctorak-go.blogspot.com/2015/10/refus-du-prix-spirale-eva-legrand.html.
[8] Camille Durand-Plourde, op. cit.
[9] Mathieu Arsenault, Album de finissants, Montréal, Triptyque [Groupe Nota bene], 2004, 142 p.
[10] Mathieu Arsenault, Vu d’ici, Montréal, Triptyque [Groupe Nota bene], 2008, 110 p.
[11] Mathieu Arsenault, « La littérature est inefficace et ennuyeuse aujourd’hui. », Doctorak Go!, 2011, http://doctorak-go.blogspot.com/2011/10/la-litterature-est-inefficace-et.html.
[12] Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009, p. 36.
Adaptation de La vie littéraire au théâtre
La vie littéraire a fait l’objet d’une adaptation théâtrale sous le mode du stand-up, où l’auteur lui-même délivre le monologue.