Pourquoi la langue française est-elle sexiste?
La langue française est sexiste. Ceci est une affirmation indiscutable. J’aurais aimé pouvoir formuler cette introduction sous la forme d’une interrogation, mais la question ne se pose pas. La seule question à se poser, c’est pourquoi. Pourquoi Lilith, Ève et Adam sont-ils les premiers hommes? Pourquoi les femmes sont-elles des hommes dans le langage? Pourquoi l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre, c’est-à-dire le mâle et l’être humain[1]? Pourquoi Lilith, Ève et Adam sont-ils les premiers hommes? Pourquoi ce masculin pluriel pour deux femmes et un homme? Pourquoi Lilith et Ève sont‑elles assimilées dans le masculin singulier alors qu’elles sont féminin pluriel? Pourquoi le masculin l’emporte toujours invariablement sur le féminin dans la grammaire? Pourquoi le masculin l’emporte toujours invariablement sur le féminin? Pourquoi le masculin l’emporte toujours?
Le langage est une construction patriarcale
Parce que le langage, tout comme le sexe, est une construction de la société et que cette société est patriarcale et par conséquent sexiste. Ces deux termes ne sont peut‑être pas officiellement synonymes, mais ils peuvent le plus souvent être utilisés de façon interchangeable. En effet, le langage tel qu’on le connaît est le langage des hommes. Pas celui des Hommes avec un grand H, – quoiqu’en disent les hommes avec un petit h – mais celui du sexe masculin, soit la classe qui dispose des moyens de la production matérielle [et qui] dispose, du même coup, des moyens de la production intellectuelle[2]. Les petits hommes, ou la classe qui choisit ce qui mérite d’être entendu, ce qui est digne d’être vu, ce qui doit être lu ; la classe qui contrôle les industries culturelles, les institutions du savoir, la circulation du discours.
Les technologies du sexe
Autrement dit, la classe qui à mainmise sur les technologies du sexe, c’est-à-dire “a set of techniques for maximizing life” that […] involved the elaboration of discourses (classification, measurements, evaluation, etc.) about four privileged “figures” or objects of knowledge: the sexualization of children and of the female body, the control of procreation, and the psychiatrization of anomalous sexual behavior as perversion[3]. On précise que ce sont les technologies du sexe, car the construction of gender goes on today through the various technologies of gender (e.g., cinema) and institutional discourses (e.g., theory) with power to control the field of social meaning and thus produce, promote, and “implant” representations of gender[4]. Enfin, ce sont les technologies du sexe en ce sens où ce sont les technologies de l’économie hétérosexuelle : l’hétérosexualité non pas comme une pratique sexuelle mais comme un régime politique[5], et plus spécifiquement comme système d’exploitation de la femme (Wittig, p. 46). Le langage tel qu’on le connaît est donc non seulement le langage des hommes, mais le langage de l’hétérosexualité, c’est-à-dire le langage de la subjugation du féminin par le petit homme qui se pense (en) grand.
Les féministes et la « langue de l’ennemi »
Les féministes ne peuvent pas s’exprimer dans cette langue, car utiliser la langue de l’ennemi keeps feminist thinking bound to the terms of Western patriarchy itself, contained within the frame of a conceptual opposition that is “always already” inscribed in […] “the political unconscious” of dominant cultural discourses (De Lauretis, p. 1). En effet, on ne veut pas opposer les petits avantages des femmes aux petits acquis des hommes, mais bien […] tout foutre en l’air[6] et dans ce « tout foutre en l’air », on compte le foutage en l’air de la langue. La question devient alors « comment foutre en l’air la langue »? Ou plutôt, comment créer une nouvelle langue qui puisse soutenir les théories féministes, une langue qui ne soit pas la langue des hommes blancs et hétérosexuels?
Performer la langue de façon subversive
Heureusement, le langage renvoie à un système ouvert de signes par lequel l’intelligibilité est constamment créée et contestée[7]. Autrement dit, on a toujours la possibilité de créer de nouvelles significations et de contester celles déjà instituées. Si cela est faisable, c’est que la signification n’est pas un acte fondateur, mais un processus régulé de répétition (Butler, « De la politique à la parodie », p. 271), ce qui veut dire que l’acte du discours doit être sans cesse répété pour assurer la perpétuation d’un sens donné. Et c’est justement dans la possibilité de variations sur cette répétition (Butler, « De la politique à la parodie », p. 271) que réside la capacité d’agir du langage, car chaque acte de langage est un performatif qui peut ne pas produire l’effet attendu. On peut donc utiliser cette potentialité d’échec de manière à déstabiliser les normes de genre qui soutiennent la répétition (Butler, « De la politique à la parodie », p. 275) et ainsi performer la langue de façon subversive. Dans notre cas, cela signifie performer la langue de manière à la dépatriarcaliser et à la déshétérosexualiser.
Les contre-pratiques discursives
Plus concrètement, cela implique l’emploi de ce que j’appellerai des contre‑pratiques discursives. Catherine Deschamps, dans un article sur le livre Saint Foucault, Towards a Gay Hagiography[8] de David Halperin, identifie trois types de contre‑pratiques : l’appropriation créative et la resignification ; l’appropriation et la théâtralisation ; ainsi que l’exposition et la démystification[9]. Beatriz Preciado, inspiré par Teresa De Lauretis, évoque plutôt des « stratégies de déterritorialisation » (Preciado, p. 20), c’est-à-dire des stratégies visant à déstabiliser l’hétérosexualité, dont le langage participe. Ces stratégies peuvent être rapportées aux contre‑pratiques précédemment nommées : l’appropriation créative et la resignification d’Halperin rejoignent la dés-identification et les identifications stratégiques de Preciado ; l’appropriation et la théâtralisation peuvent être associées au détournement des technologies du corps ; enfin, l’exposition et la démystification peuvent être assimilées à la dés-ontologisation. Afin de simplifier le propos, je parlerai pour ma part de resignification, de détournement et de démystification. Plus précisément, je démontrerai comment ces procédés peuvent se manifester dans l’écriture féministe, en m’appuyant notamment sur le recueil de poésie Bloody Mary[10] de France Théoret [avis lecture] et sur l’essai King Kong Théorie de Virginie Despentes [avis lecture].
Réappropriation des insultes
Je l’ai déjà dit, l’intervalle qui sépare différentes occurrences d’un même énoncé rend […] possible la répétition et la resignification de cet énoncé[11], mais ce que je n’ai pas dit, c’est la manière dont cette resignification peut se présenter. Par exemple, l’appropriation de l’injure. Une stratégie fréquemment mise en œuvre par les groupes minoritaires est ainsi la réappropriation des insultes qui leurs sont adressées. C’est ce que font les noirs en s’identifiant eux-mêmes comme des nègres, terme autrement considéré comme une insulte. C’est ce que font aussi des groupes LGBTQ+ comme les Lesbian Avengers ou les Radical Fairies. La force politique [de tels mouvements] vient de leur capacité à investir des positions de sujets « abjects » (ces « mauvais sujets » que sont les séropos, les gouines, les tapettes) pour en faire des lieux de résistance au point de vue « universel » (Preciado, p. 22), soit le point de vue de la société hétérosexuelle.
C’est précisément ce qu’entreprend France Théoret avec un titre comme « Bloody Mary ». D’une part, Bloody Mary s’oppose à la figure de la Holy Mary et ce qu’elle représente. Ici, la femme est plutôt « L’engorgée la possédée l’enfirouâpée la plâtrée la trou d’cul l’odalisque la livrée la viarge succube fend la verge fend la langue serre les dents » (BM, p. 26). On malmène donc l’image de pureté de la vierge, d’abord en familiarisant le mot vierge en « viarge », puis en faisant de cette vierge un démon sexuel, soit un succube. Cette idée d’une démonisation et d’une sexualisation de la Vierge Marie est renforcée par des expressions comme « la possédée » ou « fend la verge ». D’autre part, le titre fait appel à la figure historique de Marie Tudor, une reine d’Angleterre ayant brûlé vif plus de 280 protestants, acte qui lui a valu le surnom de Bloody Mary[12]. Ainsi, en s’attardant au titre, on réalise que le sang de « Bloody » est le sang que l’on fait couler. Ici, l’auteure revendique donc le droit de la femme à être impitoyable, par opposition à la soumission et à la passivité prescrites par l’idéal féminin. C’est ainsi que Théoret fait de la Vierge Marie, symbole de la subjugation du féminin (par le masculin), une source d’empowerment pour la femme en passant par l’abject, notamment à travers la figure de Mary la Sanglante.
Détournements de la langue
Les néologismes
Une autre forme de subversion de la langue consiste à la détourner et les détournements possibles sont multiples. Les néologismes en sont un. On peut créer de nouveaux mots en fusionnant deux mots, comme c’est le cas de l’adjectif « supermoches » (« se contenter de petites voitures et d’armes en plastique supermoches », KKT, p. 30), clair rapprochement de « super » et de « moche », ou en combinant plus de deux mots, par exemple dans le cas de « L’encensfantsilonlaire. L’enfantfansilaire. Les ciloncilidaires » (BM, p. 25), où le sens émerge davantage de la sonorité évoquée que par l’addition sémantique ; en partant d’un mot existant, par exemple « chaudasserie » (« la déferlante de “chaudasserie” dans l’entreprise pop actuelle », KKT, p. 21), qui devient le terme désignant l’activité de la « chaudasse », femme sexuellement débridée[13] ; ou en féminisant un mot exclusif au masculin, tel que « prolotte » (« C’est en tant que prolotte de la féminité que je parle », KKT, p. 10), féminin de « prolo[14] », qui signifie « prolétaire ». Ce dernier cas de figure est particulièrement significatif. D’une part, il souligne comment le langage « neutre », c’est-à-dire celui qu’on emploie par défaut, est en réalité toujours masculin, car rappelons que l’homme représente aujourd’hui le positif et le neutre[16]. Ensuite, il montre l’une des façons dont on peut inclure la femme dans la langue, soit par la féminisation. Quant au geste de création impliqué dans la formation d’un néologisme, il démontre bien que le langage est justement produit par l’être humain.
Incorporation de la langue orale
On peut voir dans les néologismes susmentionnés comment l’incorporation de la langue populaire et orale vient détourner les règles du langage patriarcal bien défini : « supermoches » est la fusion de deux mots qui n’ont typiquement pas leur place à l’écrit ; de même, « chaudasserie » provient de l’expression populaire « chaudasse ». Le langage et l’oralité sont spécialement présents dans l’essai de Virginie Despentes, notamment dans l’extrait suivant :
J’écris donc d’ici, de chez les invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasée, celles qui ne savent pas s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ne savent pas s’y prendre, celles à qui les hommes ne font pas de cadeau, celles qui baiseraient n’importe qui voulant bien d’elles, les grosses putes, les petites salopes, les femmes à chatte toujours sèche, celles qui ont un gros bides, celles qui voudraient être des hommes, celles qui se prennent pour des hommes, celles qui rêvent de faire hardeuses, celles qui n’en ont rien à foutre des mecs mais que leurs copines intéressent, celles qui ont un gros cul, celles qui ont les poils drus et bien noirs et qui ne vont pas se faire épiler, les femmes brutales, bruyantes, celles qui cassent tout sur leur passage, celles qui n’aiment pas les parfumeries, celles qui se mettent du rouge trop rouge, celles qui sont trop mal foutues pour pouvoir se saper comme des chaudasses mais qui en crèvent d’envie, celles qui veulent porter des fringues d’hommes et la barbe dans la rue, celles qui veulent tout montrer, celles qui sont pudiques par complexe, celles qui ne savent pas dire non, celles qu’on enferme pour les mater, celles qui font peur, celles qui font pitié, celles qui ne font pas envie, celles qui ont la peau flasque, des rides plein la face, celles qui rêvent de se faire lifter, liposucer, péter le nez pour le refaire mais qui n’ont pas l’argent pour le faire, celles qui ne ressemblent à rien, celles qui ne comptent que sur elles-mêmes pour se protéger, celles qui ne savent pas être rassurantes, celles qui s’en foutent de leurs enfants, celles qui aiment boire jusqu’à se vautrer par terre dans les bars, celles qui ne savent pas se tenir.
KKT, p. 12-13
Notons d’abord les termes populaires employés par l’auteure à la place de leurs équivalents recommandés : on a « chicots » plutôt que « dents » ; « putes », « salopes » et « chatte » (dans le sens d’organe génital féminin) pour parler de la femme ; « bides » à la place de « ventres » ; « mecs » pour « hommes » ; « se saper » et « fringues » pour décrire l’action de s’habiller et les vêtements pour ce faire ; « mater » utilisé dans le sens populaire de « regarder avec envie » ; le verbe « s’en foutre » conjugué en « s’en foutent » ; et, bien sûr, on a « chaudasses », dont j’ai mentionné la signification plus tôt. Outre ces mots de la langue populaire, on retrouve également des expressions et des formulations du même type : l’expression « en n’avoir rien à foutre » dans « celles qui n’en n’ont rien à foutre » ; « [être] mal foutues », c’est-à-dire « être laides » ; « en crever d’envie » dans « mais qui en crèvent d’envie » ; avoir quelque chose « plein la face » ; dire « péter le nez » plutôt que « briser ». Ces « intrusions » de la langue orale dans la langue écrite montrent bien que le français standardisé n’est pas naturel, puisque la langue populaire évolue en parallèle du système accepté, en dépit de la tentative de le réguler. Et si on peut parler un autre français, celui-ci oral, on peut de même écrire un autre français, un français qui ne soit pas celui des petits hommes. Si le français standard était naturel, on le parlerait naturellement, mais ce n’est pas le cas : on ne parle pas comme on écrit. France Théorêt le montre également très bien quand elle cherche à imiter la diction orale à l’aide de la langue écrite : « Où’s qu’y a que ça s’pogne que ça s’plote que ça s’mette » (BM, p. 24). En performant la langue orale, en cherchant à l’imiter, elle souligne l’aspect proprement performatif du langage.
Les anglicismes
Par ailleurs, on remarque que la langue orale et populaire s’accompagne souvent d’anglicismes. Dans le précédent extrait de King Kong Théorie, voir le verbe « lifter » ou le terme « hardeuses ». Pour d’autres exemples, on peut penser à des mots régulièrement utilisés dans la langue parlée, comme « cool » (« trop cool pour moi », KKT, p. 18) ou « sexy » (« comme si c’était utile, agréable ou sexy », KKT, p. 20). On constate alors à quel point l’inclusion de l’anglais à la langue française est pertinente dans le cadre d’un processus de déshétérosexualisation de la langue : l’anglais met beaucoup moins l’accent sur la différence féminin/masculin. Par exemple, l’article « the » inclut le féminin (la), le masculin (le) et le pluriel neutre (les). Quant aux pronoms personnels, si la troisième personne du singulier fait la différence entre le féminin et le masculin avec « she » et « he », on ajoute cependant une variante neutre avec le « it[16] ». De plus, la division sexuelle disparaît complètement à la troisième personne du pluriel, le « elles » et le « ils » devenant « they ». Enfin, des adjectifs comme « cool » et « sexy » sont tout à fait neutres, pouvant qualifier le féminin, le masculin et le neutre sans discrimination et sans changement d’orthographe en fonction du genre.
Hybridation : francisation, féminisation, jumelage
L’intrusion de l’anglais dans le français témoigne d’une façon plus générale d’une hybridation. D’abord, pour reprendre l’exemple du mot « hardeuses », on assiste à une francisation de l’anglais « hard » ou « harder » par l’accord au féminin en « euse », ce qui amène à la création d’un nom pour les femmes porn stars[17]. On a le même type de féminisation quand Despentes écrit « la looseuse de la féminité » (KKT, p. 11). Une autre forme d’hybridation consiste à jumeler un mot anglais avec un mot français pour créer une nouvelle expression. C’est le procédé que l’auteure utilise pour nommer son premier chapitre « Bad lieutenantes » (KKT, p. 9). Mais l’hybridation la plus intéressante selon moi (et sans doute le genre que l’on retrouve le moins dans les textes en français qui se permettent l’anglais) est l’application de la syntaxe anglaise à un texte autrement français. Le premier exemple d’une telle hybridation est bien évidemment le titre même de l’essai : « King Kong Théorie ». Si l’auteure avait choisi une syntaxe française, le titre aurait été « La théorie de King Kong ». Elle opte plutôt ici pour une syntaxe anglaise – qui place le qualifiant avant le nom – tout en conservant l’orthographe française du mot « théorie ». Toutefois, ce n’est pas la seule manière dont Despentes s’approprie la syntaxe anglaise. Plusieurs fois dans le texte, elle désigne les décennies à la façon anglaise, notamment quand elle écrit « la révolution féministe des 70’s » (KKT, p. 25), utilisant l’« ’s » caractéristique de l’anglais. Dans un français standard, on devrait lire « la révolution féministe des années 70 ». De ce fait, la langue de Despentes n’est pas française ou anglaise ; elle est française, anglaise et autre, c’est un troisième langage né de l’amalgame des deux langues existantes. Cette troisième langue, ce pourrait peut-être être la langue des théories féministes.
Exposition du caractère non-naturel de la langue : la démystification ou dés-ontologisation de la langue
Enfin, mais surtout, foutre en l’air la langue des petits hommes implique d’exposer le caractère non-naturel de la langue telle qu’elle est. C’est pourquoi Halperin parle de démystification (Deschamps, p. 66) et Preciado de dés‑ontologisation (Preciado, p. 23-24.). C’est d’ailleurs le propre d’une performance subversive que de montrer le statut précisément performatif du naturel (Butler, « De la politique à la parodie », p. 272). Afin de révéler ce statut, France Théoret et Virginie Despentes font appel à une esthétique de l’impureté et de la laideur. Ainsi, la première nous présente un texte impur non seulement dans ses thèmes (le sang et les fluides corporels tiennent une place prépondérante dans le recueil) et dans sa langue (contaminée par l’anglais, le latin, l’oral, etc.), mais également dans sa mise en forme. En effet, elle peut laisser de grands espaces blancs entre deux morceaux de texte sur la même page (BM, p. 31), augmenter la taille des caractères d’un passage donné (BM, p. 26) ou supprimer la ponctuation, comme on pouvait le constater dans notre exemple quant à la réappropriation de l’injure : « L’engorgée la possédée l’enfirouâpée la plâtrée la trou d’cul l’odalisque la livrée la viarge succube fend la verge fend la langue serre les dents » (BM, p. 26). Tout cela démontre bien que les formes qui nous sont prescrites, les règles qui nous sont dictées et le langage que l’on utilise sont tous des produits de l’être humain (trop souvent un petit homme) que l’on peut très bien déconstruire si on le souhaite. Pour ce qui est de Despentes, elle opte pour une esthétique de la laideur, qui se veut une subversion de l’esthétique de la beauté habituellement associée au féminin et au masculin. Dans cette optique, non seulement elle se fait le porte-parole des femmes laides (« les moches […] les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées », KKT, p. 9), mais elle écrit dans une langue « laide » (par opposition au beau français standard) un texte qui se veut de mauvais goût par sa mise en œuvre de stratégies de resignification et de détournement.
C’est précisément grâce à ces stratégies que l’on peut montrer comment le langage est le « performatif du naturel » (Butler, « De la politique à la parodie », p. 272). En effet, la possibilité d’une resignification prouve en elle-même que le sens du langage n’est pas donné, mais culturellement déterminé. De même, tous les détournements présentés ci-dessus mettent au jour la non-naturalité du langage : les néologismes, en tant que mots créés par l’humain, soulignent que le langage est précisément une création de l’être humain ; l’incorporation de la langue populaire et de la culture orale dans le langage écrit montre qu’un autre langage que celui qui est donné comme le « bon langage » peut exister ; l’intrusion d’anglicismes amènent à comparer la langue française à la langue anglaise et à constater que la seconde est moins affectée par la division sexuelle grammaticale, signifiant ainsi que la primauté du masculin dans le langage n’est pas quelque chose de naturel ; enfin, l’hybridation entre l’anglais et le français révèle la possibilité de créer une autre langue, par exemple une langue qui ne serait pas sexiste.
Parce que mon texte s’inscrit dans le cadre des théories féministes, je ne pouvais l’écrire dans la langue des hommes avec un petit h. C’est pourquoi je me permets des néologismes comme « dépatriarcaliser » ou « déshétérosexualiser » et des anglicismes comme « Holy Mary » ou « emporwerment ». C’est pourquoi je fais un usage persistant du « on » impersonnel, non genré, plutôt que du masculin « neutre ». C’est pourquoi je me permets de nombreuses libertés quant à la mise en forme : je souligne des passages ; je mets en gras certains mots ; j’utilise des couleurs ; je laisse les citations en anglais telles quelles dans le corps du texte ; j’incorpore les citations des textes théoriques sans guillemets, en les mettant en italique. C’est pourquoi je place le féminin devant le masculin : Lilith et Ève avant Adam, féminin avant masculin dans le couple de la différence sexuelle (e.g., « féminin/masculin »), le genre grammatical féminin avant le masculin (e.g., « la », « she », « elles »), etc. C’est pourquoi je fous en l’air la langue des petits hommes, car c’est la seule manière de dire la femme.
[1] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe, cité dans Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p. 117.
[2] Monique Wittig, « La Catégorie de sexe », dans La Pensée straight, Paris, Balland, coll. « Modernes », 2001, p. 45.
[3] Teresa De Lauretis, « The Technology of Gender », dans Technologies of Gender. Essays on Theory, Film, and Fiction, Indianapolis, Indiana University Press, 1987, p. 12.; Traduction personnelle : « “Un ensemble de techniques pour maximiser la vie” qui implique l’élaboration de discours (classification, instrument de mesures, évaluation, etc.) autour de quatre “figures” ou objets de connaissances privilégiés : la sexualisation des enfants et du corps féminin, le contrôle de la procréation et la psychiatrisation des comportements sexuels anormaux, alors considérés comme une perversion ».
[4] Teresa De Lauretis, Ibid., p. 18. ; Traduction personnelle : La construction du genre se perpétue aujourd’hui à travers les diverses technologies du genre (e.g., le cinéma) et les discours institutionnels (e.g., la théorie) qui ont le pouvoir de contrôler la signification sociale et donc de produire, de promouvoir et d’imposer les représentations du genre.
[5] Beatriz Preciado, « Multitudes queer. Notes pour une politique des “anormaux” », Multitudes, vol. 2, no 12, 2003, p. 18. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention « Preciado ».
[6] Virginie Despentes, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006, p. 156. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention KKT pour « King Kong Théorie ».
[7] Judith Butler, « De la politique à la parodie », dans Trouble dans le genre : Pour un féminisme de la subversion, Paris, La Découverte, 2005, p. 271. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention « Butler, “De la politique à la parodie” ».
[8] David Halperin, Saint Foucault, Towards a Gay Hagiography, Don Mills, Oxford University Press, 1995, 256 p.
[9] Catherine Deschamps, « Saint Foucault selon Halperin », Q comme Queer, vol. « Question de Genre », 1998, p. 66. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention « Deschamps ».
[10] France Théoret, Bloody Mary ; suivi de Vertiges ; Nécessairement putain ; Intérieurs, Montréal, Éditions de l’Hexagone, coll. « Typo Poésie », 1991, 193 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention BM pour « Bloody Mary ».
[11] Judith Butler, « Introduction : De la vulnérabilité linguistique », dans Le pouvoir des mots : politique du performatif, Paris, Amsterdam, 2004, p. 41.
[12] Wikipédia, « Marie Ire (reine d’Angleterre) », <https://fr.wikipedia.org/wiki/Marie_Ire_(reine_d%27Angleterre)> (page consultée le 9 avril 2018).
[13] Wiktionnaire, « chaudasse », <https://fr.wiktionary.org/wiki/chaudasse> (page consultée le 12 avril 2018).
[14] Isabelle Jeuge-Maynart (dir.), Le petit Larousse illustré 2016, Paris, Larousse, 2016, p. 937.
[15] Simone de Beauvoir, cité dans Virginie Despentes, op. cit., p. 117.
[16] Le français a un « on » impersonnel, mais ce n’est pas l’équivalent du « it » en anglais et on ne peut l’utiliser comme le « elle » et le « il ».
[17] Wiktionnaire, « hardeuse », <https://fr.wiktionary.org/wiki/hardeuse> (page consultée le 12 avril 2018).