Dans un article précédent concernant l’édition dans le contexte du Web 2.0, je m’attachais à définir ce qu’est précisément le Web 2.0 (le Web qui émerge avec l’avènement des réseaux sociaux) et à démontrer en quoi il menait au modèle économique de l’économie de la contribution (informationnelle des utilisateurs en ligne). Je terminais cette entrée en matière en spécifiant que, dans le domaine du livre, les principaux contributeurs sont les communautés de lecteurs en ligne. Je m’attarde donc ici à ce que sont et à quelles sont ces communautés.
Les communautés d’expérience
Ils existent plusieurs types de communautés en ligne. Celles qui nous intéressent, soit les communautés de lecteurs en ligne, s’apparentent aux communautés d’expérience, « où les consommateurs potentiels tentent de deviner l’utilité qu’ils tireront des œuvres récentes à partir des avis et critiques de ceux qui les ont déjà utilisées[1] ». Ces communautés s’organisent généralement autour d’un distributeur de biens culturels donnés, par exemple un éditeur de romans, et les contributions individuelles de chaque membre, lorsqu’agrégées, forment alors un corpus collectif d’informations ciblées.
Les communautés de critiques
La nature du corpus peut varier. Cependant, en ce qui concerne les biens d’expérience, c’est‑à‑dire des biens qui n’ont pas a priori d’utilité concrète, le corpus est généralement critique (Gensollen, p. 5). Par critique, il faut donc comprendre la critique des biens consommés. Dans le contexte du Web 2.0, les critiques de métier perdent ainsi le monopole de la critique. En effet, les communautés de critiques s’imposent et elles prennent en charge l’entièreté de la chaîne éditoriale : elles produisent la critique (qui peut aller d’un simple commentaire ou rating à une évaluation approfondie et argumentée), la diffusent (à travers un bouche à oreille exacerbé par les réseaux socionumériques) et en évaluent la légitimité (les utilisateurs se surveillent entre eux et chacun doit, à un moment ou un autre, se justifier[2]).
Les communautés de lecteurs-critiques
Ce type de communautés de critiques existe également dans le secteur du livre. Je pense, entre autres, aux communautés de BookTube et de Goodreads.

BookTube, d’une part, désigne la communauté de lecteurs évoluant sur YouTube[3]. Appelés les booktubeurs, ils postent diverses vidéos en relation aux livres et à leurs lectures, dont notamment des reviews[4]. Quoiqu’il s’agisse d’une communauté relativement récente, BookTube est devenu un acteur important dans l’industrie du livre, spécialement en ce qui a trait à la Young Adult Literature (YA)[5]. En effet, de nombreux éditeurs s’associent aux booktubeurs pour promouvoir leurs livres, par exemple en leur envoyant des advanced reader copies (ARCs) afin qu’ils puissent faire une review des livres avant leur sortie officielle (Albrecht, p. 13. ; Hughes, p. 2.). C’est ce qu’en français on appellerait le service presse.

Goodreads[6], quant à lui, est un réseau socionumérique pour lecteurs où le lecteur-utilisateur peut poster des reviews, noter (rate) des livres et discuter avec d’autres lecteurs[7]. Il s’agit, d’ailleurs, du plus important réseau social pour lecteurs dans le monde[8]. Lancé en 2007, son potentiel économique est rapidement identifié par Amazon, qui en fait l’achat en 2013 (Thelwall et Kousha, p. 974.). Non seulement le site comporte les modalités attendues des réseaux sociaux, il partage aussi de nombreux liens avec les réseaux sociaux les plus populaires (Facebook, Twitter, etc.), offre plusieurs applications et peut servir d’outil de catalogage ainsi qu’à la création de collections (Nakamura, p. 240-241.).
Le rôle du lecteur-critique dans la chaîne éditoriale
Il importe cependant de s’attarder plus avant sur la façon dont ces communautés de lecteurs en ligne s’intègrent dans la chaîne éditoriale. Le reviewer, c’est-à-dire le lecteur‑critique non professionnel qui constitue le type de communautés susmentionnées, encourage non seulement les échanges en lien avec leur propre review, mais aussi, de façon plus générale, autour du livre qui a fait l’objet de la review[9]. Ainsi, il ne se contente pas de produire un contenu (i.e., la review), contrairement au critique de métier qui n’attend pas (ou peu) de retours sur sa critique, il participe également à diffuser plus largement l’objet-livre-numérique (i.e., l’objet numérique correspondant à l’objet-livre matériel). À ce sujet, il a déjà été souligné plus haut comment les réseaux socionumériques augmentaient le bouche à oreille (Gensollen, p. 5). Ce phénomène d’exacerbation s’amorce avec le producteur « originel » (e.g., le blogueur, l’utilisateur de Goodreads, le booktubeur, etc.), puisque la review de ce dernier est accompagné d’une foule d’écritures générées sur différentes plateformes : Facebook, Twitter, Instagram, Snapchat, Tumblr, blog, etc. Ces écritures périphériques consistent généralement en un post (e.g., message, photo avec lien, article, etc.) signalant la publication de la review et qui renvoie directement à celle-ci à l’aide d’un lien hypertexte. Par exemple, les booktubeurs qui utilisent Goodreads[10] vont habituellement poster une review très sommaire (voire un simple commentaire) sur Goodreads en indiquant le lien vers la vidéo-review, faisant de même sur les autres réseaux sociaux. La diffusion se poursuit ensuite à travers les échanges autour du livre (e.g., commentaires, discussions, liens externes vers d’autres reviews ou des contenus connexes, etc.). De l’addition de ces échanges et du nombre de participants va alors pouvoir surgir une validation. La légitimation se fait donc a posteriori par l’intermédiaire d’une évaluation plus ou moins formelle de la qualité de la review par la communauté (Boullier, Le Bayon et Philip, p. 182), entre autres par comparaison entre les différentes reviews pour un même objet‑livre, mais aussi par rapport au standard officieux associé à la pratique de reviewer[11].
On peut ainsi voir comment le rôle de l’éditeur est appeler à changer pour inclure les communautés de lecteurs en ligne dans sa stratégie. Cela implique, entre autres, de porter une attention particulière à la structuration de l’espace numérique, ce dont je parlerai dans un prochain article.
[1] Michel Gensollen, « La culture entre économie et écologie : l’exemple des communautés en ligne », Ministère de la Culture – DEPS, 2016, p. 2. Désormais, les références à cet article seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Gensollen » et le numéro de page pertinent.
[2] Dominique Boullier, Simon Le Bayon et Françoise Philip, « Formats techniques, formats communautaires, formats d’engagement : le cas d’une communauté diasporique », dans Florence Millerand, Serge Proulx et Julien Rueff (dir.), Web social : mutation de la communication, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2000, p. 182. Désormais, les références à ce chapitre seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Boullier, Le Bayon et Philip » et le numéro de page pertinent.
[3] Katharina Albrecht, Positioning BookTube in the Publishing World: An Examination of Online Book Reviewing through the Field Theory, mémoire de maîtrise, Leiden University, 2017, p. 18. Désormais, les références à ce mémoire seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Albrecht » et le numéro de page pertinent.
[4] Je conserverai le terme anglais de « review » pour décrire l’activité critique propre aux lecteurs-utilisateurs. Quoique le mot soit souvent traduit par « critique » en français, les deux termes n’ont pas la même signification. En effet, faire une review n’est pas équivalent à faire une critique. Le mot « critique » est réservé à une activité professionnelle, institutionnalisée, c’est‑à‑dire ce qui est exercée par les critiques de métier. La review, quant à elle, se situe entre le simple commentaire, informel et non articulé, et la critique institutionnalisée. Il s’agit d’une évaluation plus ou détaillée et objective d’un livre en fonction de critères reconnus par la communauté comme le style d’écriture, le rythme de l’intrigue, l’épaisseur des personnages, etc.
[5] Melina Hughes, « BookTube and the Formation of the Young Adult Canon », Book Publishing Final Research Paper, Portland State University, 2017, p. 1. Désormais, les références à cet article seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Hugues » et le numéro de page pertinent.
[6] Goodreads, <www.goodreads.com> (page consultée le 24 octobre 2018).
[7] Mike Thelwall et Kayvan Kousha, « Goodreads: A Social Network Site for Book Readers », Journal of the Association for Information Science and Technology, vol. 68, no 4, 2017, p. 972.
[8] Lisa Nakamura, « “Words with Friends”: Socially Networked Reading on Goodreads », PMLA, vol. 128, no 1, 2013, p. 239. Désormais, les références à cet article seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Nakamura » et le numéro de page pertinent.
[9] Mariannig Le Béchec, Maxime Crépel et Dominique Boullier, « Modes de circulation du livre sur les réseaux numériques », Études de communication, no 43, 2014, p. 136.
[10] Les deux plateformes sont souvent utilisées conjointement en plus des réseaux sociaux habituels (Katharina Albrecht, loc. cit., p. 31-32).
[11] Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne BookTube, où les vidéos adoptent un schéma précis en fonction de leur nature (Katharina Albrecht, loc. cit., p. 19-20.).