La brièveté en littérature est généralement associée à une lecture rapide en raison de l’assimilation du bref à ce qui est court. Le postulat est alors que si un texte est court, la lecture est nécessairement rapide[1]. Toutefois, cela n’est pas toujours vrai. En fait, le bref n’est pas une affaire de longueur ; il s’agit plutôt d’une question de style, soit d’une poétique particulière[2]. L’étendue, c’est-à-dire la longueur d’un texte, n’est donc qu’une variable parmi d’autres à considérer.
Quand on s’intéresse au travail de lecture, il faut aussi prendre en compte ce qu’on appelle le dispositif rythmique, soit ce qui règle « la temporalité de la lecture[3] ». C’est le cas, notamment, de la ponctuation, des rimes, des blancs laissés (ou non) dans l’agencement du texte, etc. Un autre facteur pouvant influer sur la vitesse de lecture est le travail d’interprétation. Un texte écrit dans un registre de langue courant demande un travail d’interprétation minimal, puisque le sens émerge vraisemblablement en même temps que la lecture. La poésie, au contraire, a rarement un sens évident, si bien que la lecture est ralentie par le processus de décryptage du texte (Sandras, p. 22-23).
Le dispositif rythmique et le travail d’interprétation, ce sont donc les concepts qui retiendront notre attention dans le cadre du présent travail. Plus précisément, nous illustrerons comment ces critères influencent la vitesse du travail de lecture, d’abord en nous appuyant sur Je me souviens[4] de Georges Perec, puis en nous attardant à Fashionably Tales : une épopée des plus brillants exploits[5] de Marc-Antoine K. Phaneuf. Enfin, nous démontrerons comment les deux facteurs interagissent ensemble pour donner une expérience de lecture unique, le tout en comparant notre analyse des œuvres à l’étude.
La lecture de Je me souviens
Le dispositif rythmique
Les espaces blancs
Je me souviens [avis lecture], paru pour la première fois en 1978 (1986 pour la présente édition), est un recueil de Georges Perec réunissant 480 souvenirs. Ces derniers débutent tous – à l’exception du fragment 158 qui commence par « Et cela » (JMS, p. 47) – par l’anaphore « Je me souviens ». Le plus souvent, ils prennent la forme d’une phrase plus ou moins longue, mais certains en comportent plus d’une. Leur étendue restreinte fait en sorte que chaque page peut contenir de quatre à cinq fragments séparés par un espace blanc relativement grand. Ce blanc fait partie du dispositif rythmique mis en place par Perec. Plus précisément, les blancs contribuent ici à ralentir la lecture, ménageant une pause que le lecteur peut utiliser pour méditer sur ce qu’il vient de lire avant de passer au prochain souvenir.
La ponctuation
Les parenthèses
Cette méditation, qui implique nécessairement une lecture plus lente, est également encouragée par certains usages de la ponctuation. Nous ne parlons évidemment pas d’une utilisation conventionnelle de la ponctuation, dont la nature même implique un effet de ralentissement en forçant le lecteur à prendre une pause. Plutôt, nous pensons à la manière dont Perec emploie certains signes de ponctuation afin de stimuler la réflexion. C’est ce qu’il fait notamment avec les parenthèses, par exemple dans le fragment suivant : « Je me souviens que M. Coudé du Foresto fut délégué de la France à l’O.N.U. et que l’on faisait sur son nom une astuce que je n’arrivais pas à comprendre (elle était, du reste, tout à fait bancale) » (JMS, no 97, p. 34).
Le propre des parenthèses est d’introduire une digression, soit de pousser la réflexion plus loin dans un sens ou dans l’autre. Ici, non seulement le lecteur va se demander quelle est l’astuce, mais il va surtout se demander en quoi celle-ci est bancale. Il va par ailleurs s’interroger à savoir si le caractère boiteux attribué à l’astuce n’est pas simplement le résultat de la subjectivité de l’auteur, puisque ce dernier a admis qu’il ne comprenait pas l’astuce auparavant. Pourtant, il emploie le ton de l’affirmation dans sa parenthèse, ce qui contraste avec son incertitude première. On peut donc voir comment les parenthèses incitent à réfléchir.
Le point d’interrogation
Cela est d’autant plus le cas lorsque Perec inclut d’autres signes de ponctuation dans les parenthèses. Parmi tous les signes employés, c’est le point d’interrogation qui est le plus souvent utilisé. Plus précisément, Perec s’en sert fréquemment de la façon suivante : « Je me souviens que, dans les wagons de métro, le plan de la ligne indiquait, encartés sous chaque nom de station, les rues et les numéros de rues sur lesquels débouchaient les sorties (comment dire cela plus simplement?) » (JMS, no 163, p. 48).
En lisant la question entre parenthèses, le lecteur est, d’une part, amené à se demander activement « comment dire cela plus simplement », et d’autre part, afin de répondre à la question, obligé de cogiter l’explication précédente, en s’interrogeant sur la signification de l’énoncé en général, sur les éléments qui mériteraient d’être éclaircis, sur l’efficacité de la structure de la phrase, etc. Ainsi, on peut constater comment cette utilisation de la ponctuation – entre autres utilisations que nous n’avons pas le temps d’explorer dans le présent article – peut « ralentir » la lecture.
Le travail d’interprétation
La faible densité langagière
Cependant, tout dans Je me souviens ne participe pas au ralentissement de la lecture. Pour ce qui est du travail d’interprétation, la faible densité langagière des fragments le rend généralement aisé et donc rapide. Par faible densité langagière, il faut comprendre que l’auteur fait appel à un vocabulaire courant, facilement déchiffrable. De même, les phrases sont simples, adoptant le plus souvent des structures élémentaires. En effet, les phrases courtes à la structure minimale « Sujet – Verbe – Complément », comme « Je me souviens des scoubidous » (JMS, no 62, p. 27), ne sont pas rares. En ce qui concerne la langue, le travail d’interprétation est donc quasi instantané.
Les références inconnues
Si ce travail n’est que « quasi » instantané, c’est qu’il est légèrement ralenti par le caractère très contextuel des souvenirs de Perec. Les fragments contiennent effectivement de nombreuses références de nature variée, références qui ne sont pas nécessairement partagées par le lecteur. Par exemple, quand Perec écrit « Je me souviens de “Dop Dop Dop, adoptez le shampooing Dop” » (JMS, no 63, p. 27), le lecteur comprend qu’il renvoie probablement au slogan publicitaire d’une marque de shampoing, mais il ne connaît pas forcément cette marque. La lecture peut alors être ralentie si le lecteur cherche dans sa mémoire le souvenir de la marque.
Toutefois, il est rare qu’un individu choisisse de s’attarder à une référence inconnue, par exemple en faisant une recherche active sur le sujet. Le lecteur se contentera probablement de poursuivre sa lecture, se satisfaisant du fait qu’il comprend le contexte évoqué (Perec mentionne le slogan d’une marque de shampoing) à défaut de connaître le référent précis (le shampoing Dop). Ainsi, malgré l’aspect circonstanciel des souvenirs, le travail d’interprétation demeure relativement rapide, contrebalançant l’effet de ralentissement créé par le dispositif rythmique.
La lecture de Fashionably Tales
Le dispositif rythmique
L’absence de ponctuation
Marc-Antoine K. Phaneuf publie en 2007, aux éditions Le Quartanier, Fashionably Tales : une épopée des plus brillants exploits [avis lecture], un recueil de « quatre cents soixante-neuf [469] poèmes grivois ou comiques[6] ». Composés en vers libres, ces poèmes ont un dispositif rythmique particulièrement intéressant. D’abord, on notera que les textes sont dépourvus de ponctuation. L’absence de ponctuation signifie typiquement une lecture plus rapide, puisqu’il n’y a pas de pauses imposées au lecteur. Un poème peut ainsi se lire « en un souffle », spécialement dans le cas présent où les vers sont très courts.
L’emploi de l’esperluette
Pour ce qui est de la transition d’un poème à l’autre, bien qu’il y ait effectivement des espaces blancs, l’effet de ralentissement de la lecture est presque complètement annulé par la présence d’une esperluette (&) entre chaque poème. En effet, cette marque – ce « et » – encourage le lecteur à poursuivre sa lecture, celui-ci étant amené à considérer les poèmes comme les parties d’un tout[7], et plus spécifiquement comme les éléments d’une énumération. En somme, si on ne devait prendre en compte que le dispositif rythmique, il faudrait conclure que la lecture de Fashionably Tales est assurément rapide.
Le travail d’interprétation
La culture populaire
Cependant, la donne change lorsqu’on considère le travail d’interprétation nécessaire à la compréhension des textes de Phaneuf. Comme nous l’avons souligné en introduction, le travail d’interprétation est souvent plus difficile dans le cas de la poésie, notamment en raison de divers procédés stylistiques et effets d’opacité (Sandras, p. 22-23), mais c’est particulièrement vrai dans Fashionably Tales. L’obscurité prêtée à la poésie est souvent attribuée, entre autres, à un registre de langue spécialement recherché et/ou spécialisé. Ce n’est pas tant le cas ici.
Plutôt, la difficulté provient, en partie, de l’inclusion de termes appartenant au langage populaire et de références renvoyant à la culture qui lui est associée. Comme tout lecteur ne partage pas forcément la même culture, certains mots peuvent être incompris et certaines références inconnues. Par exemple, quand Phaneuf écrit « jarnicoton n’as-tu » (FT, p. 59), nous soupçonnons que peu de québécois savent que « jarnicoton » est une interjection française injurieuse, laquelle nous est parvenue de la contraction de l’expression « je renie Coton » employée par Henri IV dont le confesseur était nommé Coton[8]. Les références, quant à elles, sont généralement plus communes, mais demeurent néanmoins contextuelles. Ainsi, le lecteur doit connaître le référent pour comprendre que « massé devant le Diarrhée Queen » (FT, p. 42) sous-entend une critique de la chaîne américaine des Dairy Queen.
Les sens multiples
Mais le langage populaire et les références ne sont pas ce qui ralentit le plus la lecture. Là où se complique le travail d’interprétation, c’est au niveau de l’esthétique. En effet, le style de Phaneuf permet la coexistence de sens multiples. Afin de nous expliquer, nous nous appuierons sur le poème suivant :
Lucien a perdu son
chagrin mais Monique
le châle à la gorge
profonde dans ses propos
parade ces jours-ci
en Holstein pour son pimp
ant de mari (FT, p. 20)
D’abord, on remarquera un jeu sur les expressions langagières. Nous parlons ici du vers « le châle à la gorge », qui rappelle l’expression bien connue « avoir un chat dans la gorge » signifiant « être enroué ». La ressemblance n’est sans doute pas anodine, car la perspective de Monique ayant un chat dans la gorge, compte tenu de son association au monde de la prostitution, offre de nouvelles opportunités de lecture. De plus, l’ajout du « profonde » à « un chat dans la gorge » vient qualifier l’expression, c’est-à-dire que le lecteur peut en déduire que Monique est particulièrement enrouée du fait de ses activités sexuelles.
Ensuite, il faut souligner que l’absence de ponctuation – et de délimitations claires en général – permet au lecteur de réorganiser la structure du poème de diverses façons. Par exemple, il peut lire « mais Monique, le châle à la gorge, profonde dans ses propos… », mais il peut aussi lire « Monique, le châle à la gorge profonde, dans ses propos… ».
Dans la même lignée, l’endroit où l’auteur coupe certains vers ouvre la porte à plusieurs interprétations. Ainsi, on peut aligner le mot « profonde » avec le mot « gorge » pour lire « gorge profonde », expression à connotation sexuelle qui s’agence bien avec la thématique du poème. On peut aussi laisser le « profonde » sur sa ligne, où on comprend alors que Monique est « profonde dans ses propos ».
Autre coupure intéressante, celle qui intervient entre les vers « en Holstein pour son pimp » et « ant de mari ». Un tel découpage laisse place à différentes lectures. On peut évidemment lire « pimp » comme le terme populaire désignant celui qui gère les prostituées. Une telle lecture va de pair avec le « gorge profonde » évoqué plus haut. En alliant le mot « pimp » au « ant » du début du vers suivant, on peut aussi voir l’adjectif « pimpant » et donc lire « pour son pimpant de mari ».
Notons cependant qu’une lecture donnée n’exclue pas l’autre. Plutôt, les différentes interprétations s’enrichissent l’une l’autre. Ainsi, dans le cas de notre dernier exemple, on ne lit pas « pour son pimp » ou « pour son pimpant de mari », on lit les deux en conjonction. On peut alors supposer que Phaneuf élabore ici un rapprochement entre la figure du mari et celle du pimp. Autrement dit, le mari serait à la femme ce que le pimp est à la prostituée. Prenant tout cela en considération, on peut constater comment la lecture est ralentie par l’ampleur du travail d’interprétation, en dépit d’un dispositif rythmique qui semble, de prime abord, favoriser une lecture rapide.
La vitesse de lecture de Je me souviens et Fashionably Tales : un rapport inversé
En comparant nos analyses de Je me souviens et de Fashionably Tales, il est possible de constater comment le dispositif rythmique et le travail d’interprétation interagissent de manière distincte selon le texte et induisent ainsi une vitesse de lecture qui est propre à l’œuvre concernée. Ainsi, le travail impliqué dans la lecture du recueil de Perec n’est pas le même que pour l’ouvrage de Phaneuf. En effet, si le dispositif rythmique du premier paraît tout d’abord ralentir la lecture de façon conséquente, le travail d’interprétation est suffisamment facile que la vitesse de lecture, à défaut d’être extrêmement rapide, est relativement « normale », c’est-à-dire typique de la lecture d’une œuvre en prose. Quant au second, son dispositif rythmique est trompeusement indicateur d’une lecture rapide, car le travail d’interprétation est si intense que la lecture est ultimement plus lente que même celle de Je me souviens.
En somme, le travail de lecture des deux œuvres à l’étude peut s’exprimer, de façon grossière, dans un rapport inversé qui peut se résumer de la sorte : d’une part, le dispositif rythmique de Je me souviens le prédispose à une lecture lente, mais la facilité du travail d’interprétation en fait une lecture plutôt rapide ; d’autre part, le dispositif rythmique de Fashionably Tales le prédispose à une lecture rapide, mais le travail d’interprétation est si complexe que la lecture est finalement plutôt lente.
Bien sûr, le dispositif rythmique et le travail d’interprétation ne sont pas les seules variables à considérer lorsqu’on s’attarde au travail de la lecture des formes brèves. Pour notre part, nous nous sommes intéressé à la vitesse de lecture du fragment/poème, mais nous n’avons pas étudié le temps de lecture au niveau de l’œuvre dans son entièreté. En effet, si les deux recueils appartiennent à la forme brève en ce sens où « est bref ce qui est inclus[9] », les œuvres en tant que telles sont assez longues. À titre d’exemple, Je me souviens comporte 480 souvenirs et compte 116 pages tandis que Fashionably Tales contient sept parties d’une étendue relativement importante et dénombre 189 pages. Ainsi, il pourrait être pertinent, dans le cadre d’un travail plus approfondi, de prendre en compte le rapport entre bref et long sur le travail de lecture.


[1] Gérard Dessons, « La manière brève », dans Simone Messina (dir.), La forme brève, Actes du colloque franco-polonais – Lyon 19, 20, 21 septembre 1994, Paris, Honoré Champion, 1996, p. 240.
[2] Alain Montandon, « Formes brèves et microrécits », Les Cahiers de Framespa, 2013, <http://journals.openedition.org/framespa/2481> (page consultée le 1 novembre 2018).
[3] Michel Sandras, « Formes poétiques brèves et temporalités », dans Makiko Andro-Ueda, Toshio Takemoto et Jessica Wilker (dir.), Poésie brève et temporalité, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Littératures », 2017, p. 22. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention « Sandras ».
[4] Georges Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, coll. « Textes du XXe siècle », 1986 [1978], 147 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention JMS pour « Je me souviens ».
[5] Marc-Antoine K. Phaneuf, Fashionably Tales : une épopée des plus brillants exploits, Montréal, Le Quartanier, coll. « Série QR », 2007, 189 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations, avec la mention FT pour « Fashionably Tales ».
[6] Marc-Antoine K. Phaneuf, « Fashionably Tales : une épopée des plus brillants exploits », site officiel de Marc-Antoine K. Phaneuf, <http://www.makpca.com/livres/fashionably-tales/> (page consultée le 1 novembre 2018).
[7] Le recueil est divisé en sept parties. On peut ainsi voir chaque partie comme un tout constitué de poèmes reliés par des esperluettes.
[8] Isabelle Jeuge-Maynart (dir.), Le petit Larousse illustré 2016, Paris, Larousse, 2016, p. 640.
[9] Michel Lafon, « Pour une poétique de la forme brève », América. Cahiers du CRICCAL, vol. 18, no 1, 1997, p. 14. Autrement dit, ce qui est bref, ce sont les fragments/poèmes inclus dans le recueil.