Avec l'avènement du Web 2.0, l’éditeur (de livres) est appelé à inclure les communautés de lecteurs en ligne dans sa stratégie. Cela implique de porter une attention particulière à la structuration de l'espace numérique.

L’édition 2.0 : espace numérique, espace éditorialisé

Le développement des technologies de l’information et de la communication (TIC) bouleverse les industries culturelles, dont celle du livre[1]. C’est que le Web 2.0, soit le Web qui est associé aux réseaux sociaux ainsi qu’aux activités qui y sont attachées[2], vient remettre en question le modèle éditorial traditionnel. Ce modèle, c’est celui de « l’ère du livre imprimé[3] », c’est‑à‑dire la chaîne éditoriale de la production, de la diffusion et de la validation/légitimation des contenus telle qu’elle a été établie au XVIIIème siècle[4]. Cela implique non seulement une redéfinition des rôles des acteurs traditionnels, notamment celui de l’éditeur (Doueihi, p. 3), mais aussi l’émergence de nouveaux acteurs, dont le collectif (« Littérature papier et littérature numérique », p. 3), qui réfère plus spécifiquement ici à la communauté des lecteurs en ligne. L’éditeur 2.0 est donc appelé à inclure les communautés de lecteurs-critiques dans sa stratégie. Cela implique, entre autres, de porter une attention particulière à la structuration de l’espace numérique.

L’espace numérique

Toute communauté en ligne évolue dans un espace numérique et l’espace numérique, c’est avant tout l’espace à l’ère numérique[5]. En ce sens, je me distance des théoriciens de la rupture[6], lesquels postulent une rupture radicale entre espace numérique et ce qu’il appelle l’espace réel. Je m’aligne plutôt du côté du paradigme de la continuité, qui argue que « le numérique se manifeste comme une conjoncture de restructurations, de reconfigurations et d’innovations d’éléments déjà présents dans la société, la culture, la technique et l’imaginaire[7] ». En effet, le numérique ne renvoie plus qu’à un aspect technologique, mais à une culture à part entière (« Pornspace », p. 313 ; « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 212). En conséquence, l’espace numérique est ici compris comme un prolongement de l’espace physique. Plus précisément, l’espace numérique est l’espace réel au même titre que l’espace physique[8] (« Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 214). L’espace, celui qui inclut l’espace numérique et l’espace physique, est donc un espace hybride (« Les structures spatiales de l’éditorialisation », p. 6 ; « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 211) où les pratiques numériques contribuent à produire l’espace physique tel qu’on le connaît et vice versa, dans le sens où les pratiques numériques influencent l’espace physique et les pratiques du monde physique influencent l’espace numérique (« Les structures spatiales de l’éditorialisation », p. 8).

Les pratiques numériques impliquent la production d’écritures et, de ce fait, l’espace numérique est un espace concret, constitué d’écritures, dans le sens où tout objet numérique (e.g., des données, des informations, des documents, etc.) est fait de code (« Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 213). Ce code détermine comment les relations entre objets d’un espace particulier vont s’organiser. Cela signifie que l’espace numérique est aussi un espace architectural, qui existe à travers la relation entre les objets qui le constitue. Par exemple, l’espace d’un éditeur composé de son site principal, ses réseaux sociaux, les sites partenaires, etc.

Enfin, si l’espace numérique est fait d’écritures, c’est parce qu’il est un espace d’action[9]. En effet, toute écriture est le produit d’une action, puisque chaque opération réalisée sur le Web 2.0 (e.g., laisser un commentaire, twitter, liker, partager, etc.) se conçoit comme la production d’une trace numérique et donc d’une action (« Pratiques informationnelles », p. 92 ; « Auteur ou acteur du Web ? »). Ainsi, des actions d’écriture par rapport à un même sujet contribuent à créer un espace numérique donné.

L’éditorialisation

Cette dernière précision renvoie directement au concept d’éditorialisation[10], c’est‑à‑dire « l’ensemble des dynamiques – soit les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier – qui produisent et structurent l’espace numérique » (« Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », p. 8). Pour un éditeur, cela implique que chaque écriture par et sur l’éditeur, liée de près ou de loin, constitue l’espace déjà produit et aide à constituer ledit espace, dans le sens où tout espace numérique est déjà constitué dès lors qu’il existe et est toujours en train de se constituer, puisqu’il évolue sans cesse (« Les structures spatiales de l’éditorialisation », p. 18 ; « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 215). En ce sens, éditorialiser signifie produire l’espace et structurer la place occupée par les objets constituant ledit espace (« Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 216). Ainsi, on n’éditorialise pas des contenus, mais des objets (e.g., l’objet-livre-numérique) (« Le fait littéraire au temps du numérique », p. 18 ; « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique », p. 216). C’est en effet en éditorialisant, c’est‑à‑dire en créant des relations, que l’on fait exister l’objet dans l’espace numérique, puisque c’est ainsi qu’on le rend visible (« Auteur ou acteur du Web ? », p. 3). Un objet qui serait complètement indépendant serait introuvable sur le Web et donc inexistant. Autrement dit, si personne n’en parle, personne ne sait que l’objet existe et personne ne peut lire son contenu. Dans le cadre de l’édition, on comprend que l’éditeur ne peut plus se contenter d’éditer le contenu de l’objet-livre et de le rendre disponible à la vente, il doit aussi éditorialiser l’objet-livre-numérique afin de lui conférer une existence sur le Web et d’ainsi le rendre visible aux utilisateurs. Je parlerai plus en détails du rôle de l’éditeur 2.0 dans ce contexte dans un prochain article.


[1] Yochai Benkler, The Wealth of Networks: How Social Production Transforms Markets and Freedom, New Haven, Yale University Press, 2006, p. 30. ; Michel Gensollen, « La culture entre économie et écologie : l’exemple des communautés en ligne », Ministère de la Culture – DEPS, 2016, p. 2. ; François Rouet, Le livre, mutations d’une industrie culturelle, Paris, La documentation française, 2007, p. 389.

[2] Michel Gensollen, « Le web relationnel : vers une économie plus sociale ? », dans Florence Millerand, Serge Proulx et Julien Rueff (dir.), Web social : mutation de la communication, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2000, p. 99.

[3] Milad Doueihi, « Le livre à l’heure du numérique : objet fétiche, objet de résistance », dans Marin Dacos (dir.), Le livre inscriptible, coll. « Read/Write Book », Marseille, OpenEdition Press, 2010, p. 3. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Doueihi ».

[4] Marcello Vitali-Rosati, « Littérature papier et littérature numérique, une opposition ? », Fabula, Colloques en ligne, 2017, p. 3. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Littérature papier et littérature numérique ».

[5] Marcello Vitali-Rosati, « Pornspace », Médium, vol. 1, no 46-47, 2016, p. 312. ; Marcello Vitali-Rosati et Servanne Monjour, « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique. L’éditorialisation de la Transcanadienne. Du spatial turn à Google maps », @nalyses, vol. 12, no 3, 2017, p. 213. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Pornspace » et « Littérature et production de l’espace à l’ère numérique ».

[6] Voir les travaux de Jean Baudrillard, Paul Virilio ou Evgeny Morozov à ce sujet.

[7] Enrico Agostini-Marchese, « Les structures spatiales de l’éditorialisation », Sens Public, 2017, p. 6 (PDF) <http://www.sens-public.org/article1238.html> (page consultée le 03 novembre 2018). Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Les structures spatiales de l’éditorialisation ».

[8] Servanne Monjour, Marcello Vitali Rosati et Gérard Wormser, « Le fait littéraire au temps du numérique : Pour une ontologie de l’imaginaire », Sens Public, p. 16 (PDF) <http://www.sens-public.org/article1224.html> (page consultée le 1er novembre 2018). ; Bernhard Rieder, « Pratiques informationnelles et analyse des traces numériques : de la représentation à l’intervention », Études de communication, no 35, 2010, p. 95. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Le fait littéraire au temps du numérique » et « Pratiques informationnelles ».

[9] Marcello Vitali-Rosati, « Auteur ou acteur du Web ? », Implications philosophiques, 2012, p. 1. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Auteur ou acteur du Web ? ».

[10] De plus en plus de travaux se font à l’aune de l’éditorialisation et le concept compte de nombreuses définitions. La présente étude retient les travaux et la définition avancée par Marcello Vitali-Rosati et les affiliés de la Chaire du Canada sur les Écritures numériques. Les travaux de Bachimont ont été écartés, puisqu’il traite de l’éditorialisation sous l’angle de l’indexation, ce qui n’est pas pertinent dans le cas de mon travail de recherche. Pour plus d’information sur le sujet, voir l’article de Marcello Vitali-Rosati, « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? », Sens Public, 2016, p. 1-33 (PDF) <http://www.sens-public.org/article1184.html> (page consultée le 03 novembre 2018). Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Qu’est-ce que l’éditorialisation ? ».

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