Bien que le surréalisme ne soit pas un genre littéraire qui se prête volontiers au format du roman, on ne peut nier son omniprésence dans L’écume des jours de Boris Vian.
Un titre léger et lumineux qui annonce une histoire d’amour drôle ou grinçante, tendre ou grave, fascinante et inoubliable, composée par un écrivain de vingt-six ans. C’est un conte de l’époque du jazz et de la science-fiction, à la fois comique et poignant, heureux et tragique, féerique et déchirant. Dans cette œuvre d’une modernité insolente, livre culte depuis plus de cinquante ans, Duke Ellington croise le dessin animé, Sartre devient une marionnette burlesque, la mort prend la forme d’un nénuphar, le cauchemar va jusqu’au bout du désespoir. Seules deux choses demeurent éternelles et triomphantes : le bonheur ineffable de l’amour absolu et la musique des Noirs américains…
Quatrième de couverture du Livre de Poche, 1997
Rejet des codes d’écriture
Une caractéristique importante du surréalisme est le rejet des codes d’écriture. Cela se présente généralement sous la forme de poésie par une prédilection pour les vers libres et la musicalité interne, mais dans l’œuvre de Vian, ce rejet se dévoile par de fins jeux de mots. Mot-valises (pianocktail, union des termes « piano » et « cocktail »), surimpressions (agents d’armes : agents + gendarmes), calembours (baise-bol, plutôt que baseball), néologismes (brouzillon, néologisme-onomatopée évoquant un insecte volant insolite) ou contrepèteries (Jean-Sol Partre, déformation phonétique du nom Jean-Paul Sartre, célèbre philosophe existentialiste); le vocabulaire inédit et terriblement imaginatif de Boris Vian crée un univers baroque.
Critique des réseaux traditionnels de solidarité
Cependant, bien qu’on ne puisse que saluer le génie littéraire de l’auteur, il est à noter que cette démonstration pourrait décourager qui n’est pas un lecteur aguerri. Le dessein du roman peut facilement échapper à celui ou celle qui n’en fait pas une lecture minutieuse. À vrai dire, il est aisé de voir en L’écume des jours un grand délire accumulant les non-sens, mais en portant bien attention, on découvre une critique raffinée de la société.
Par un processus d’inversion des perspectives, autre trait du surréalisme, Vian s’attaque aux réseaux traditionnels de solidarité, notamment à l’Église et au milieu du travail. Ici, on se moque sans vergogne de la religion, la présentant comme irrévérencieuse et cupide. Quant au travail, Vian dénonce sa qualité débilitante et les conditions difficiles, dépouillant les travailleurs de leur valeur humaine en mettant l’accent sur leur caractère interchangeable. Loin de s’arrêter là, l’auteur se gausse de la police en en faisant des automates sans cervelle, les privant de toute personnalité distincte en les affublant tous du même prénom. Ainsi, l’Église, représentante de la sagesse et de l’altruisme, le travail, dont la valeur est acquise dans notre société, et la police, incarnation de l’ordre et la justice, sont dépeints sous un jour tout à fait contraire à la vision officielle, d’où l’inversion des perspectives.
Autres caractéristiques surréalistes de L’écume des jours
Irruption du merveilleux dans le réel
Ce mépris des conventions établies vient appuyer le lexique original de Vian dans sa construction d’un univers halluciné, mais là ne s’arrête pas les fantaisies de l’auteur. L’auteur poursuit sur sa lancée en introduisant des éléments merveilleux au réel. C’est le cas lorsqu’il se joue de l’espace et du temps, le cadre principal rétrécissant et s’obscurcissant selon la santé physique et financière des personnages.
Anthropomorphisme
Dans une optique assez similaire, l’auteur se plait à rapprocher des réalités éloignées. Par exemple, il allie organique et mécanique par la manifestation anthropomorphique que représente le lapin modifié, animal de chair et de métal.
La folie de l’amour
Enfin, on soulignera que L’écume des jours fait appel à des thèmes chers au surréalisme : l’amour fou, l’amour de la femme, le désir, l’érotisme, la folie… tous des thèmes qui se rapportent au final à la vision bien particulière de l’amour véhiculée par le roman, soit que la passion est toujours punie, que l’amour est le sentiment le plus susceptible de vous détruire.
Un style d’écriture impersonnel
Je terminerai avec un commentaire sur le style d’écriture singulier de Boris Vian qui, outre sa propension aux jeux de mots, est très impersonnel. Il est entendu ici que le terme impersonnel ne revêt aucunement une connotation négative, mais qu’il souligne la distance avec laquelle l’auteur décrit son univers, et plus précisément ses personnages. En effet, aucun d‘entre eux n’est décrit au-delà d’un portrait physique sommaire. Le lecteur seul se fait juge de leur caractère, leurs actions parlant pour eux. D’ailleurs, une fois le roman terminé, nous ne savons rien du passé des protagonistes ni ne connaissons, à l’exception d’Isis, leur nom de famille.
Ouvrir son esprit au surréel
Vous aurez compris que L’écume des jours de Boris Vian, ainsi que le surréalisme en général, n’est pas d’un abord facile, la forme prenant le pas sur le fond. Pour bien apprécier cette œuvre, il est primordial de libérer son esprit des chaînes que sont les normes, car le surréalisme est une vision imagée de la réalité, et non concrète.

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