Le temps de la fin, c’est la fin des temps. Pour être plus précis, le temps de la fin se présente comme un paradoxe temporel, lequel est entre autres illustré dans l’Apocalypse de Jean : l’Apocalypse va arriver, est déjà arrivée et arrive, tout à la fois. On comprend ainsi que l’on ne peut écrire la fin du monde sans écrire le temps[1]. C’est d’ailleurs pourquoi les fictions apocalyptiques s’inscrivent généralement dans une esthétique de rupture temporelle (Chassay, Cliche et Gervais, p. 9).
La science‑fiction (SF), par sa capacité à (re)penser notre conception du temps[2], est particulièrement à même de représenter un temps paradoxal tel que le temps apocalyptique. En nous appuyant sur les romans Des anges mineurs[3] d’Antoine Volodine et Merlin l’ange chanteur[4] de Catherine Dufour, nous montrerons comment la SF peut dépeindre les apories du temps apocalyptique. Après avoir explicité le lien entre le temps de la fin et la SF, nous nous attarderons plus spécialement à la manière dont Volodine et Dufour, dans les œuvres susmentionnées, représentent, d’une part, la fin du temps sagittal par le détournement de la ligne du temps et, d’autre part, le temps cyclique comme une répétition éternelle du même.
Le temps de la fin et la science-fiction
Si la question de la représentation du temps dans la littérature s’est toujours posée[5], elle est d’autant plus importante dans le cadre du temps apocalyptique en raison de sa nature paradoxale. Le plus souvent, ce paradoxe est mis en scène à travers la fin du temps sagittal, lequel est alors « remplacé » par un temps cyclique. Le temps sagittal, c’est le temps de l’Histoire, celle avec un grand H, qui obéit au principe selon lequel « la durée court inexorablement vers l’avant[6] ». Selon ce principe, un même événement ne peut pas, à priori, avoir lieu deux fois, car le temps se présente comme un tout unilatéral (Chassay, p. 242). C’est donc le temps historique, progressant de façon linéaire, qui se présente sous la forme d’une ligne du temps traditionnelle.
Mais le temps de la fin ne s’inscrit pas dans l’Histoire. Au contraire, il est généralement associé à un temps cyclique, soit un temps non régi par la durée (Chassay, p. 241-242), qui souligne le « lien commun entre les innombrables singularités de la nature » (Chassay, p. 242). Autrement dit, le temps cyclique, aussi dit temps circulaire, renvoie à l’éternel retour du présent. En ce sens, il s’oppose à la conception du temps sagittal, car il admet la possibilité qu’un événement puisse avoir lieu plus d’une fois. Ici réside le paradoxe : dans la coexistence de deux conceptions temporelles qui ne devraient pas pouvoir coexister.
Le temps et ses variations sont un motif important de la SF, celle-ci permettant d’explorer des thématiques telles que l’éternel retour ou les paradoxes temporels (Paul Ricoeur, cité dans Minne, p. 103). C’est que ce genre peut facilement s’affranchir des lois temporelles et des contraintes du temps historique linéaire (Minne, p. 103). Paul Ricœur, à ce sujet, écrit :
…la levée des contraintes du temps cosmologique a pour contrepartie positive l’indépendance de la fiction dans l’exploration de ressources du temps phénoménologique qui restent inexploitées, inhibées, par le récit historique, en raison même du souci de ce dernier de toujours relier le temps de l’histoire au temps cosmique sur le mode de la réinscription du premier sur le second. […] La fiction, dirai-je, est une réserve de variations imaginatives appliquées à la thématique du temps phénoménologique et à ses apories.
Minne, p. 103
Autrement dit, la SF, de par sa nature imaginaire, n’a pas à « respecter » le temps cosmologique (que l’on peut assimiler ici au temps sagittal), ce qui la laisse libre d’examiner plus en profondeur divers paradoxes temporels, dont celui posé par le temps de la fin.
Cette dernière remarque est d’autant plus pertinente quand on s’attarde à définir la SF au-delà des clichés qui lui sont associés. En effet, la SF, dans un premier temps, peut être envisagée comme un « univers fictionnel proposant un changement d’épistémè, […] [qui] permet une lecture de notre univers social et mental, mais en proposant une anamorphose de celui-ci » (Chassay, p. 219). Autrement dit, elle prend notre univers comme point d’appui et le fait passer à travers un miroir déformant. Elle présente de ce fait un univers apocalyptique (Chassay, p. 219). D’autre part, on peut voir dans l’épithète de « science‑fiction » un oxymoron où le trait d’union entre science et fiction, deux concepts apparemment opposés, témoigne « des déchirements de la culture occidentale et des difficultés à conjuguer raison et imaginaire » (Chassay, p. 220). Ici, la SF viendrait résoudre ce conflit en offrant un modèle qui, quoique fictif, reste cohérent dans le cadre de l’univers (apocalyptique) présenté (Chassay, p. 220).
En s’appuyant sur cette définition de la SF, Jean-François Chassay, dans son article « L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodine » (Chassay, p. 220), affirme que le roman de Volodine, mentionné dans le titre de l’article, appartient bel et bien au genre de la SF, le tout en dépit du fait qu’il soit qualifié de « post‑exotique » (Chassay, p. 220). D’autre part, dans le cadre du présent travail, Merlin l’ange chanteur de Catherine Dufour, même s’il est publié sous l’étiquette de « Fantasy »[7], sera considéré, toujours selon la définition de Chassay, comme de la SF. D’ailleurs, le fait que la dernière partie du roman se déroule dans le futur[8], soit un cadre typiquement « SF », tend à renforcer cette idée.
La fin de l’Histoire : détraquer la ligne du temps
Merlin l’ange chanteur et Des anges mineurs, par la forme qu’ils adoptent, c’est-à-dire celle du roman, obéissent en partie au principe du temps historique, c’est‑à‑dire à l’idée d’un progrès vers l’avant. En effet, la forme romanesque implique une certaine lecture linéaire, un développement dans le temps. Le roman de Catherine Dufour peut ainsi s’inscrire, au sens strict, sur une ligne du temps classique, puisque l’histoire des personnages progresse d’un point A (un passé oublié) à un point B (un futur lointain hypothétique), et ce, même si ces « points » renvoient à des époques imaginaires et floues. Cependant, l’auteure altère les repères historiques entre ces deux points. Quant à Des anges mineurs, la mention d’une disparition quasi complète de l’humanité suggère bel et bien une évolution, car la disparition serait la conséquence de diverses catastrophes (Chassay, p. 232). Toutefois, s’il y a un progrès, celui‑ci se fait cependant par bonds, lesquels « ne donnent pas toujours l’impression de projeter le lecteur vers l’avant » (Chassay, p. 229). La ligne du temps de la fin souscrit donc à une linéarité détraquée, laquelle se présente différemment dans les deux œuvres.
Désaligner la ligne du temps
Dans Merlin l’ange chanteur [avis lecture], la ligne du temps n’est pas une simple flèche allant tout droit vers l’avant. À partir de l’Apocalypse de la Terre plate (« Puis tout fut finit. Puis tout recommença », p. 10), qui se produit à une époque inchiffrable et hors calendrier, l’Histoire (re)part à zéro et Catherine Dufour peut ainsi réécrire cette dernière en entier, depuis Babylone jusqu’au 21ème siècle (et au-delà, mais ce futur lointain n’est pas actuellement pertinent à notre propos). Plus précisément, l’auteure décale légèrement, mais continuellement, l’espace-temps connu en s’appuyant sur de véritables faits historiques, des points fixes de l’Histoire qu’elle déplace en marge de l’Histoire officielle. C’est ce qu’elle fait notamment à travers la réécriture des différents massacres religieux notoires (la Sainte Inquisition, le Grand Schisme, la chasse aux sorcières, la Réforme luthérienne, etc.), passant en revue l’Histoire de la chrétienté telle qu’on la connaît, mais pas tout à fait. Les dates sont les bonnes, les grands évènements restent les mêmes, mais on met la « vraie » Histoire à distance à l’aide d’un humour noir, subversif. D’abord, on rebaptise la chrétienté en « chrétineté ». Dans ce nouveau nom, le lecteur peut aisément percevoir le mot « crétin », qui signifie absurde. Le dessein de l’auteure est contenu dans ce nom, elle qui cherche à souligner l’absurdité de la religion, laquelle est responsable des pires atrocités. Et c’est justement ces pires atrocités que l’auteure détourne. Par exemple, dans le cadre de la Réforme luthérienne, elle parodie les massacres de Nîmes[9] et de la Saint‑Barthélemy[10] : « On innova. À la Michelade de 1567, les Réformés égorgèrent tous les catholiques mâles et adultes. À la Saint-Barthélemy, en 1572, les Catholiques massacrèrent tous les Réformés sans distinction d’âge ou de sexe. Ce fut considéré comme un progrès » (p. 181). En rapprochant des termes antithétiques, soit des mots comme « innova » et « progrès » à d’autres comme « égorgèrent » et « massacrèrent », l’auteure crée un effet d’exagération ridicule. L’effet est renforcé par la structure parallèle des deux phrases. En effet, le « sans distinction d’être ou de sexe » répond au génocide de « tous les catholiques mâles et adultes » et est ainsi « considéré comme un progrès » parce qu’il implique l’extermination de tout le monde par opposition au massacre exclusif des hommes adultes. Une telle comparaison apparaît comme un sophisme éhonté, d’autant plus que l’auteure fait référence à de véritables faits historiques. D’ailleurs, cette comparaison est si outrancière qu’elle en devient absolument absurde. Ainsi, Dufour se moque en banalisant l’horreur à l’extrême. De cette manière, elle empêche la fixation du drame sur la ligne du temps historique. Le lecteur, qui se sent coupable de rire d’un véritable génocide, se voit forcé de penser l’évènement-réécrit dans un espace‑temps parallèle afin de justifier son amusement. Dans son esprit se superposent donc imparfaitement deux lignes du temps. La ligne du temps du récit se raccroche à la ligne du temps officielle par divers points d’ancrage historiques marqués d’une date fatidique, points que l’auteure utilise alors pour dévier de la ligne toute tracée. Dans cette idée d’espace‑temps parallèle, on remarquera comment Merlin l’ange chanteur peut rejoindre la définition de Chassay de la SF, notamment en ce qui a trait à l’anamorphose de notre univers social. Ici, c’est notre Histoire qui passe à travers un miroir déformant. En somme, l’Apocalypse, dans le cas présent, est la fin de l’Histoire (et de sa ligne du temps) telle qu’on la connaît.

Briser la ligne du temps
Volodine, dans son roman Des anges mineurs [avis lecture], brise continuellement la ligne du temps (Chassay, p. 221), c’est-à-dire qu’il transgresse sans cesse les principes du temps sagittal. Cette cassure prend plus précisément la forme de la fin de la durée et de la chronologie. Ainsi, dans un premier temps, la durée devient une chose inconsistante, régie par des lois dont la logique échappe au lecteur. On en trouve un premier exemple avec les Vieilles immortelles, nées on ne sait trop quand et mortes on ne sait trop quand, dont l’immortalité ne peut être expliquée par la raison. D’autre part, lorsque Volodine fournit des marques de durée, par exemple quand il écrit « il y a ce qui subsiste d’une usine dont le cœur atomique est en feu depuis trois cent soixante-deux ans » (p. 166), le lecteur se retrouve dans l’incapacité de faire sens d’une durée qui, par sa valeur astronomique, est impossible d’un point de vue rationnel (comment un cœur atomique peut-il brûler pendant si longtemps?). De plus, ce laps de temps ne s’ancre nulle part, puisqu’on ignore quand est le présent et quand est le passé, celui d’il y a trois cent soixante-deux ans.
Cette incapacité à s’ancrer dans le temps renvoie à l’idée de la fin du temps chronologique. En effet, l’auteur s’assure qu’il soit impossible d’établir une ligne du temps traditionnelle (Chassay, p. 231). Il « déterritorialise » le temps, notamment en brouillant les repères qui pourraient servir à établir une chronologie. Ainsi, si Volodine donne parfois des dates, il le fait cependant d’une manière qui empêche tout balisage cohérent (Chassay, p. 231). Par exemple, quand il écrit « le 10 mai, à minuit pile — donc déjà le 11 mai » (p. 55), non seulement il confond le 10 et le 11 mai, mais il ne fournit aucune information quant à l’époque ou au contexte qui pourrait aider à replacer cette journée dans l’Histoire. Il s’agit d’un 11 mai indéterminé, perdu au milieu du flux temporel. Ainsi, la fin des temps devient ici littéralement la fin des temps, soit la fin du temps sagittal.
Le temps cyclique : l’éternel retour
L’éternel retour de l’Histoire
Dans Merlin l’ange chanteur comme dans Des anges mineurs, « l’esprit des catastrophes se répète » (Chassay, p. 227). Dans le roman de Volodine, cette idée se manifeste notamment à travers le cycle des révolutions exposé dans le roman. En effet, l’auteur ne présente pas un avant et un après, mais des avants et des après (Chassay, p. 232). C’est ce que suggère une phrase comme « les mafieux règne[nt] une nouvelle fois sur l’économie » (p. 26). Les mafieux, ici, représentent les capitalistes, et le « une nouvelle fois », quant à lui, suppose un règne antérieur. Par ailleurs, différentes occurrences similaires dans le roman laissent entendre que le capitalisme et le marxisme se succèdent selon un cycle naturel (Chassay, p. 232).


Ce cycle des révolutions, il prend la forme plus générale du cycle de la violence dans le roman de Catherine Dufour. À la base de tous les génocides, toujours des croyances religieuses issues de l’absurdité humaine, laquelle est soulignée par une banalisation continuelle et humoristique de l’horreur. Se succède ainsi une série de meurtres, massacres et épidémies dans le chapitre « Rafale de bulles » (p. 141-191). D’abord, soulignons que le titre du chapitre n’est pas anodin, puisque le terme « rafale » suggère à la fois des temps tumultueux et une succession rapide d’événements. Ainsi, le cycle de la violence est associé ici à une « rafale de bulles », en référence aux nombreuses bulles pontificales ayant conduit à la plupart des massacres de cette époque. Ici, les bulles ponctuent donc le cycle de la violence. Par exemple, la publication de la bulle « Summis desirantes affectibus » (p. 175), qui condamne la sorcellerie, mène à une suite de scènes d’horreur relatives à la chasse aux sorcières. Ainsi, dans le fragment suivant celui qui comprend la fameuse bulle, le Malleus Maleficarum[11], soit le Marteau des Sorcières, est publié en 1486 (p. 176-177). Les sorcières sont ensuite mentionnées dans le cadre de la Réforme luthérienne (p. 179-181), année 1517, « dans le rôle du dommage collatéral » (p. 181). On passe alors en 1580 avec « Nicolas Remigius[12], Grand Inquisiteur pour la région de Nancy, arrivé avec son Malleus sous le bras, […] [qui] eut le temps de brûler huit cents personnes avant qu’on l’arrête à son tour » (p. 182). Suit la mission de Labourd[13] de 1609, épisode connu de la chasse aux sorcières mené par Pierre de Rosteguy (p. 184-186), puis le procès des sorcières de Salzbourg (1675-1690)[14], condensé dans le roman en une parodie de procès pour sorcellerie (p. 186-190). Enfin, le chapitre se termine sur la description de diverses techniques de torture des sorcières tandis que des enfants se font fouetter et des parents brûler (p. 190-191). Notons que l’impression de cyclicité, de rafale, est renforcée par le rapprochement de ces différents moments historiques singuliers – présentés sous la forme de fragments plus ou moins courts – dans l’espace matériel du roman, contrastant ainsi avec l’écart temporel sagittal entre les évènements. Le tout crée une accumulation rapide de moments violents, montrant ainsi l’Apocalypse comme un cycle sans fin de barbarie, un éternel retour de l’Histoire.
L’éternel retour de l’histoire
Outre la répétition de l’esprit des catastrophes, « l’imaginaire de la fin s’alimente de ces apocalypses intimes, de ces fins vécues sur un mode restreint et qui répercutent le destin de l’humanité entière[15] ». Ainsi, le temps circulaire peut aussi se présenter sous la forme d’une répétition de la petite histoire, de l’histoire intime. Pour les personnages principaux de Merlin l’ange chanteur, soit l’Archange et l’Angelot, les jours, les années et les siècles se suivent et se ressemblent : l’Apocalypse arrive tous les jours. Après l’Apocalypse de la Terre plate, les rescapés de l’ancien monde doivent lutter pour survivre sur la Terre ronde, un monde où ils n’ont plus leur place. Ainsi, la quête des protagonistes, qui compose l’essentiel de l’histoire du roman, consiste à trouver le moyen de se nourrir. Tous leurs gestes sont posés dans ce but. L’Archange, notamment, orchestre différents massacres en manipulant des figures historiques, le tout afin de pouvoir se nourrir de Foi brisée, ce sentiment de désillusion qui advient au moment où l’individu comprend que personne, et surtout pas Dieu, ne viendra le sauver. Dans le roman, l’Archange cherche sans cesse à reproduire ce moment de désillusion et, en conséquence, son histoire est une suite de petites histoires qui se répètent : l’Archange manipule les humains, ceux-ci se massacrent, les victimes perdent la Foi, l’Archange se nourrit, et on recommence, jusqu’à la fin des temps. Dans les chapitres « La diététique du monothéisme » et « Ciguë et qualité de vie », l’ange œuvre à l’établissement du monothéisme, et plus spécialement de la religion chrétine. Il cherche ainsi à inspirer la Foi chez ses pratiquants pour ensuite mieux briser leurs illusions et se nourrir de leur désespoir. Dans le chapitre « Rafale de bulles », il manipule le pouvoir religieux afin de provoquer une variété de tueries : la croisade contre les Albigeois, la Sainte Inquisition, la chasse aux sorcières, le Grand Schisme, l’Inquisition espagnole, la Réforme luthérienne, etc. Le cycle se poursuit ainsi infiniment.
Dans Des anges mineurs, ce cycle prend la forme d’une répétition d’épisodes donnés. Par exemple, la reprise de l’épisode de Khrili Gompo dans les narrats 4, 9, 16, 41 et 46, où un « être étranger au réel terrestre » (p. 193-194), à différentes époques, « plonge » en mission sur Terre pour observer l’humanité.
Juste avant le solstice d’hiver, Khrili Gompo fut envoyé en mission d’observation pour la première fois. […] On lui avait accordé une demi-minute d’apnée avant le retour. Il disposerait de trente secondes pour évaluer l’état du monde et recueillir des éléments sur les peuplades qui l’habitaient encore, sur leur culture et leur avenir.
4., p. 17
Khrili Gompo se tenait droit et coi, en position d’observateur. […] Comme il ne s’agissait plus d’une première mission, on lui avait accordé un temps de plongée de trois minutes.
[…]
– Et si c’était un extraterrestre, hein?
Khrili Gompo n’avait pas pris part à l’incident, il n’avait pas projeté de liquide fécal sur ce qui ce fût et il n’était pas non plus, à proprement parler, un extraterrestre, mais il rougit, comme sous le coup d’un reproche qui lui eût été vicieusement adressé.
9., p. 34-37
Je n’étais ni vendeur ni acheteur. Quand je dis je, c’est à Khrili Gompo que je pense, cela va de soi. On m’avait accordé douze minutes.
16., p. 66
Quelque chose fit un bruit de scaphandre à l’intérieur du crâne de Khrili Gompo, lui signalant qu’une nouvelle minute venait de s’achever. […] Khrilli Gompo aperçut leur regard se couler vers lui avec insistance. Constanzo Cossu avait l’air fou. Un extraterrestre couvert de fourmis? lança-t-il méchamment.
Gompo frissonna. C’était la deuxième fois en trois cents ans que quelqu’un le soupçonnait ainsi, à bout portant, d’être étranger au réel terrestre.
41., p. 193-194
il entendit une voix qui lui rappelait son nom, Gompo, et ce qu’il avait à accomplir, engranger des images utiles pour notre connaissance du monde. Il avait dérivé très loin de l’objectif initial mais, au moins, il avait fini par se stabiliser quelque part. Le calendrier indiquait la date du 19 octobre, un lundi. C’est moi qui parlais. Je l’avertis que la plongée serait pour lui la dernière, et qu’elle durerait environ onze minutes et neuf secondes.
46., p. 210
La cyclicité apparaît ici dans le retour constant de différents éléments : le personnage de Gompo, le lexique de plongée (apnée, plongée, scaphandre, etc.), de la question de l’extraterrestre, de l’idée d’une mission d’observation, etc.
De prime abord, on pourrait penser que cette répétition du même s’oppose complètement à la conception temporelle sagittale, car celle‑ci suppose qu’un même évènement ne peut avoir lieu deux fois. Pourtant, la circularité mise en scène ici n’est pas entière, puisqu’on peut malgré tout observer un certain progrès. En effet, si l’épisode est cyclique par la reprise du même scénario (même personnage, même lexique de plongée, mêmes idées d’extraterrestre et de mission d’exploration), le tout est aussi linéaire, car on peut observer une évolution entre les épisodes, le lecteur suivant le protagoniste de sa première à sa dernière mission. Ce constat n’est pas sans rappeler la notion de progrès par bonds qui, rappelons-le, laisse le lecteur avec l’impression de ne pas réellement avancer (Chassay, p. 229). Les bonds pourraient ainsi être assimilés aux différentes répétitions d’un épisode, où l’on progresse (de la première à la dernière mission) sans véritablement progresser (l’action est toujours la même). Au final, ce qui est important de noter, c’est que le temps de la fin ne peut pas être réduit à une fin du temps sagittal au profit d’un temps purement circulaire.
Cette capacité qu’ont les romans de Volodine et Dufour de représenter des principes temporels contradictoires démontre bien leur appartenance au genre de la SF. En effet, Des anges mineurs et Merlin l’ange chanteur, dans la logique de leur univers apocalyptique romanesque, font coexister temps sagittal et temps cyclique. Ainsi, tel que nous l’avons démontré un peu plus haut, le « progrès par bonds » auquel le roman de Volodine obéit renvoie tout autant au temps linéaire qu’au temps circulaire. De même, si Dufour met en scène un récit qui progresse, à strictement parler, de façon linéaire, elle présente toutefois une ligne du temps détraquée qui existe dans un espace-temps parallèle au nôtre. De plus, ce progrès n’est que répétition du même : répétition de la petite histoire des personnages et de la grande Histoire parallèle. En somme, ces œuvres de SF nous montrent que le temps de la fin n’est pas que fin de l’Histoire ou éternel retour, il implique une intrication du temps sagittal et du temps cyclique.
Ainsi, nous avons démontré que le genre de la SF, parce qu’il n’a pas à se tenir à une représentation conventionnelle du temps, est particulièrement adapté pour illustrer la nature paradoxale du temps de la fin, lequel oscille entre temps sagittal et temps cyclique, deux conceptions à priori irréconciliables. En appuyant notre propos sur les romans Merlin l’ange chanteur de Catherine Dufour et Des anges mineurs d’Antoine Volodine, nous avons souligné quelques manières dont le temps apocalyptique peut s’incarner dans la SF.
Plus précisément, nous nous sommes d’abord attardé au temps de la fin en tant que fin de l’Histoire. En effet, les deux œuvres, bien que présentant un certain progrès linéaire, mettent définitivement à mal le concept de ligne du temps. D’une part, Dufour réécrit l’Histoire à l’aide d’un humour noir et subversif, créant ainsi une nouvelle ligne du temps en décalage avec la ligne du temps réel. Volodine, quant à lui, va plus loin encore, brouillant tout repère temporel sagittal, changeant les lois de la durée et prévenant l’ancrage des événements dans une chronologie linéaire.
Ensuite, nous nous sommes intéressé au temps cyclique, soit à l’éternel retour de l’Histoire et de l’histoire. Dans le premier cas, nous avons illustré comment l’esprit des tragédies se répète inlassablement à travers l’Histoire, le tout à l’aide des idées de cycle des révolutions et de cycle de la violence. Dans le cadre de l’éternel retour de l’histoire, c’est-à-dire des apocalypses intimes, nous avons montré que le temps circulaire se manifeste sous la forme de la répétition du même. Pour être plus précis, nous nous sommes arrêté à la répétition de la quête de nourriture des personnages de Merlin l’ange chanteur et à la répétition des mêmes épisodes, en prenant celui de Khrili Gompo pour exemple, dans Des anges mineurs. À l’idée du temps de la fin en tant que temps cyclique, nous avons toutefois apporté une nuance, notamment en démontrant que la répétition des épisodes, dans le roman de Volodine, s’inscrivait dans une logique de progrès par bonds, laquelle implique un progrès au sens sagittal en plus d’une circularité. Nous tenions ainsi à prouver que le temps de la fin se présente véritablement comme un paradoxe, puisqu’il intrique temps sagittal et temps cyclique.
Cependant, il ne faut pas croire que le présent travail ait épuisé tout le matériel des romans de Dufour et de Volodine en ce qui concerne le temps et ses apories. En effet, la représentation du temps est bien plus complexe dans ces romans que peuvent le laisser entendre les aspects traités ici. Par exemple, la ligne du temps dépeinte par Dufour, en plus de se décaler par rapport à la ligne du temps connu, va également au-delà de cette dernière, le récit débutant dans un passé lointain relevant du conte (« Il y a longtemps, très longtemps, du temps où la Terre était plate… », p. 9) et se terminant dans un futur tout aussi lointain et fantastique (« Longtemps, longtemps après, quand la Terre aura pondu une nichée de cités satellitaires et l’humanité essaimé aux six points zénithaux du système solaire », p. 233). Pour ce qui est du roman de Volodine, il pourrait être pertinent, entre autres, de s’attarder à la manière dont l’auteur fait parfois coexister différentes durées en même temps, notamment quand Gompo « plonge » en mission sur Terre et que, soudainement, « quelques minutes dans un univers donné [celui de Gompo] peuvent équivaloir à des mois dans l’autre [celui de l’humanité subsistante] » (Chassay, p. 228).
[1] Jean-François Chassay, Anne Élaine Cliche et Bertrand Gervais, « Présentation », dans J.-F. Chassay, A. É. Cliche et B. Gervais, Des fins et des temps : Les limites de l’imaginaire, Cahiers Figura, vol. 12, 2005, p. 9. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Chassay, Cliche et Gervais ».
[2] Natacha Vas-Deyres et Lauric Guillaud, « Avant-propos », dans N. Vas-Deyres et L. Guillaud (dir.), L’Imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2011, p. 8.
[3] Antoine Volodine, Des anges mineurs, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 1999, 219 p. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations.
[4] Catherine Dufour, Merlin l’ange chanteur, réédité dans Quand les dieux buvaient, 2 – Blanche Neige contre Merlin l’enchanteur, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Fantasy », 2009, p. 9-323. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses à la suite des citations.
[5] Samuel Minne, « Réversibilité : la représentation du temps inversé en littérature », dans N. Vas-Deyres et L. Guillaud (dir.), L’Imaginaire du temps dans le fantastique et la science-fiction, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, coll. « Eidôlon », 2011, p. 103. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Minne ».
[6] Jean-François Chassay, « L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodine », dans J.-F. Chassay, A. É. Cliche et B. Gervais, Des fins et des temps : Les limites de l’imaginaire, Montréal : Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. Figura, vol. 12, 2005, p. 242. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Chassay ».
[7] À sa première publication chez les éditions Nestivequen, le roman paraît dans la collection « Fractales / Fantasy ». Dans sa réédition au Livre de Poche, il paraît dans la collection « Fantasy ». Toutefois, on peut dire que Merlin l’ange chanteur est un roman hybride qui présente des caractéristiques de plusieurs genres, dont ceux de la science-fiction, du conte et du roman purement humoristique.
[8] À partir du chapitre « Toutes les étoiles à cinq minutes à pied », c’est-à-dire de la page 233 à 323, le récit prend place dans un futur lointain, en 2401.
[9] Le massacre de Nîmes a lieu à la Michelade le 30 septembre 1567. Les calvinistes, c’est-à-dire les Réformés, cherchent à reprendre le consulat de la ville de Nîmes aux catholiques après la nomination par le roi (par opposition à une élection) de Guy Rochette au rôle de premier consul (Musée virtuel du protestantisme, « Le Massacre de Nîmes, Michelade (30 septembre 1567) », http://www.museeprotestant.org/en/notice/le-massacre-de-nimes-michelade-30-septembre-1567/).
[10] Le massacre de la Saint-Barthélemy a lieu le 24 août 1572. Charles IX commande l’assassinat des chefs protestants et la situation tourne au massacre (Musée virtuel du protestantisme, « La Saint-Barthélemy (24 août 1572) », http://www.museeprotestant.org/notice/la-saint-barthelemy-24-aout-1572/).
[11] Le Malleus Maleficarum, soit le Marteau des Sorcières, véritablement publié en 1486, est « directement inspiré par la bulle Summis desiderantes affectibus d’Innocent VIII » (Denise Paulme et Pierre Valade, s.v. « Sorcellerie », Encyclopædia Universalis, http://www.universalis.fr/encyclopedie/sorcellerie/).
[12] Nicolas Rémy, du latin Remigius, était un chasseur de sorcière particulièrement zélé. Il est connu pour avoir publié le Daemonolatreiae libri tres en 1595, un manuel de démonologie appelé à surpasser le Malleus Maleficarum (Wikipedia, s.v. « Nicholas Rémy », https://en.wikipedia.org/wiki/Nicholas_R%C3%A9my).
[13] La mission de Labourd commence le 2 juillet 1609. Cet épisode de l’histoire de la chasse aux sorcières est considéré comme particulièrement marquant en raison de sa violence (Wikipedia, s.v. « Pierre de Rosteguy de Lancre », https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_de_Rosteguy_de_Lancre).
[14] Le procès des sorcières de Salzbourg est l’un des nombreux procès pour sorcellerie ayant lieu en Autriche de 1675 à 1690. Ce procès en particulier mena à l’exécution de 139 individus (Wikipedia, s.v. « Zaubererjackl witch trials », https://en.wikipedia.org/wiki/Zaubererjackl_witch_trials).
[15] Serge Lamothe, « Introduction – L’imaginaire de la fin », dans B. Gervais (dir.), L’imaginaire de la fin : temps, mots et signes, Montréal, Le Quartenier, 2009, p. 12.