SOLANAS, Valerie, SCUM Manifesto, 1967.

Avis lecture : SCUM Manifesto, Valerie Solanas

SCUM Manifesto, publié pour la première fois en 1967, est un texte de féminisme radical totalement assumé écrit par Valerie Solanas. Découvert à travers les « Lectures les agitatrices. Des auteur.e.s lisent les livres féministes qui les ont formé.e.s et libéré.e.s » du Salon du livre de Montréal 2018, j’ai immédiatement été intriguée (et amusée) par cet extrait lu par l’auteur québécois Kevin Lambert :

L’artiste mâle essaye de compenser son incapacité à vivre et son impuissance à être une femme en fabriquant un monde complètement factice dans lequel il fait figure de héros, c’est-à-dire s’affuble des caractéristiques féminines, et où la femme est réduite à des rôles subsidiaires insipides, c’est-à-dire fait figure d’homme.

L’« Art » masculin ayant pour but, non de communiquer (un être entièrement vide n’a rien à dire), mais de déguiser la réalité bestiale de l’homme, il a recours au symbolisme et à l’obscurité (au « profond »). La grande majorité des gens, en particulier les personnes « cultivées », n’osant pas juger par elles-mêmes, humbles, respectueuses des autorités (« Mon Papa, y sait » devient dans le langage adulte « les critiques ils s’y connaissent », « les écrivains, ils savent mieux », et « les agrégés, ça en connaît un bout »), se laissent facilement persuader que ce qui est obscur, vague, incompréhensible, indirect, ambigu et ennuyeux, est à coup sûr profond et brillant.

Le « Grand Art » se veut « preuve » de la supériorité des hommes sur les femmes, preuve que les hommes sont des femmes, non seulement par son contenu, mais aussi par le simple fait de se baptiser « Grand Art », puisque comme aiment à nous le rappeler les antiféministes, il est presque entièrement l’œuvre des hommes. Nous savons que le « Grand Art » est grand parce que les hommes, des « spécialistes », nous l’ont dit, et nous ne pouvons pas dire le contraire vu que seules des sensibilités exquises bien supérieures à la nôtre sont à même de percevoir et d’apprécier ce qui est grand, la preuve de leur sensibilité supérieure étant qu’ils apprécient les saloperies qu’ils apprécient.

« Apprécier », c’est tout ce que sait faire l’homme « cultivé ». Passif, nul, dépourvu d’imagination et d’humour, il faut bien qu’il se débrouille avec ça. Incapable de se créer ses propres distractions, de se créer un monde à lui, d’agir d’une façon ou d’une autre sur son environnement, il doit se contenter de ce qu’on lui offre. Il ne sait pas créer, il ne sait pas communiquer : il est spectateur. En se gobergeant de culture, il cherche désespérément à prendre son pied dans un monde qui n’a rien de jouissif ; il cherche à fuir l’horreur d’une existence stérile d’où l’esprit est absent. La « culture » c’est le baba du pauvre, le croûton spirituel des tarés, une façon de justifier le spectateur dans son rôle passif. Elle permet aux hommes de se glorifier de leur faculté d’apprécier « les belles choses », de voir un bijou à la place d’une crotte. Ce qu’ils veulent, c’est qu’on admire leur admiration. Ne se croyant pas capables de changer quoi que ce soit, résignés qu’ils sont au statu quo, ils sont obligés de s’extasier sur des crottes vu qu’il n’y a que des crottes à l’horizon de leur courte vue.

La vénération pour l’« Art » et la « Culture » distrait les femmes d’activités plus importantes et plus satisfaisantes, les empêche de développer activement leurs dons, et parasite notre sensibilité de pompeuses dissertations sur la beauté profonde de telle ou telle crotte. Permettre à l’« Artiste » d’affirmer comme supérieurs ses sentiments, ses perceptions, ses jugements et sa vision du monde, renforce le sentiment d’insécurité des femmes et les empêche de croire à la validité de leurs propres sentiments, perceptions, jugements et vision du monde.

Le concept même d’« Artiste », défini par des traits féminins, le mâle l’a inventé pour « prouver » qu’il est une femme (« Tous les Grands Artistes sont des hommes ») ; il met en avant l’« Artiste » comme un guide qui va nous expliquer à quoi ressemble la vie. Mais l’« Artiste » masculin n’émerge pas du moule mâle : son éventail de sentiments est très limité ; il n’a donc pas grand chose en fait de perceptions, jugements et vision du monde, puisque tout cela dépend des sentiments. Incapable d’entrer en contact avec autre chose que ses propres sensations physiques, il n’a rien à dire, sinon que pour lui la vie est absurde, et ne peut donc être un artiste. Comment quelqu’un qui ne sait pas vivre pourrait-il nous dire à quoi ressemble la vie ? L’« artiste » au masculin, c’est une contradiction dans les termes. Un dégénéré ne peut que produire de l’« art » dégénéré. L’artiste véritable, c’est toute femme saine et sûre d’elle, et dans une société féminine, le seul Art, la seule Culture, ce sera des femmes déchaînées, contentes les unes des autres, et qui prennent leur pied entre elles et avec tout l’univers.

Un texte de féminisme radical

Si par son ton sans concession le SCUM Manifesto m’a parfois rappelé King Kong Théorie [avis lecture], l’extrémisme du texte l’éloigne de l’objectivité pragmatique de l’essai de Virginie Despentes. Comme je l’ai dit en introduction, il s’agit d’un texte féministe radical. En tant que tel, il n’est pas « réaliste » dans les solutions qu’il prône. Solanas, en réaction à l’injustice sexuelle millénaire, ne préconise pas l’égalité des sexes, mais la prise du pouvoir du féminin. Cette prise de pouvoir, elle passe entre autres par l’élimination des hommes, comme en témoigne si bien l’acronyme du manifeste. « Scum », c’est-à-dire le salaud, le rebut, l’ordure, la merde sous vos chaussures, parce que

To call a man an animal is to flatter him; he’s a machine, a walking dildo.

SCUM, soit la Society for Cutting UMen, car

What will liberate women, therefore, from male control is the total elimination of the money-work system, not the attainment of economic equality with men within it.

Une proposition non modeste

La violence presque surréaliste du manifeste le rapproche davantage, selon moi, du classique A Modest Proposal [avis lecture] de Jonathan Swift, où l’auteur, dans une critique satirique de l’opinion publique de 1729 sur la pauvreté, propose des solutions complètement démentes (et hilarantes) au problème. Quand Swift suggère de manger les enfants en ragoût pour réduire le nombre de pauvres dans les rues, le lecteur ne le prend pas au sérieux. La proposition de Swift est toute sauf modeste et vise à souligner le ridicule de la société de l’époque.

Une satire qui met à mal le patriarcat

La proposition de Solanas, elle non plus, n’est ni modeste ni réaliste et elle est généralement considérée comme une satire fondée sur une critique légitime de la société patriarcale[1]. C’est ainsi que je l’ai lu, en tant qu’œuvre satirique. Au premier degré, le SCUM Manifesto est un texte de pure haine envers les hommes ; au second degré, il s’agit d’une critique acerbe du patriarcat et de certains préjugés complètement stupides que la société véhicule sur la femme. Par exemple, quand je lis que l’homme est une femme manquée dont la conduite est menée par une envie du vagin, je trouve cela complètement ridicule.

The male is a biological accident: the Y (male) gene is an incomplete X (female) gene, that is, it has an incomplete set of chromosomes. In other words, the male is an incomplete female, a walking abortion, aborted at the gene stage. To be male is to be deficient, emotionally limited; maleness is a deficiency disease and males are emotional cripples.

Women, in other words, don’t have penis envy; men have pussy envy.

Mais pas plus ridicule que les excuses loufoques convoquées par les hommes au cours de l’Histoire pour justifier leur supposé supériorité et rabaisser la femme. Plus précisément en ce qui concerne les citations précédentes, je pense à Freud et sa théorie selon laquelle la femme est mentalement instable à cause de son « envie du pénis ».

Le complexe de castration de la petite fille est aussi inauguré par la vue des organes génitaux de l’autre sexe. Elle remarque aussitôt la différence et aussi – il faut le reconnaître – ce qu’elle signifie. Elle se sent gravement lésée, déclare souvent qu’elle voudrait « aussi avoir quelque chose comme ça » et succombe à l’envie du pénis qui laisse des traces indélébiles dans son développement et la formation de son caractère[2].

Après avoir lu, écouté et regardé un trop grand nombre de livres, de musique ou de films aux propos sexistes complètement débiles, ça fait du bien de lire un tissu de conneries qui vise les hommes pour une fois.

Un texte toujours d’actualité

Si d’un point de vue personnel et rationnel, je ne prône pas la supériorité du sexe féminin, mais bien l’égalité des sexes, c’est une expérience jouissive que de lire un texte qui exprime (puissance 10) la colère que je ressens souvent contre l’injustice des exigences irréalistes que la société place sur les femmes. Le SCUM Manifesto de Valerie Solanas est un texte court et toujours d’actualité malgré son âge. Il s’agit d’une délicieuse satire qui retourne contre le patriarcat certaines de ses préconceptions grotesques sur les femmes.

Suppression of all ideas and knowledge that might expose him [the man] or threaten his dominant position in ‘society’. Much biological and psychological data is suppressed, because it is proof of the male’s gross inferiority to the female.

Se procurer SCUM Manifesto

SOLANAS, Valerie, SCUM Manifesto, 1967.
SOLANAS, Valerie, SCUM Manifesto, 1967.

[1] « The Manifesto is widely regarded as satirical, but based on legitimate philosophical and social concerns » (WIKIPEDIA, « SCUM Manifesto », page consultée le 10 février 2019, <https://en.wikipedia.org/wiki/SCUM_Manifesto>).

[2] Sigmund Freud, « XXXIIIe conférence : La féminité », Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 1989 [1984], p. 167.

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