Incipit de Jacques le Fataliste

Accrocher son lecteur dès la première phrase : Qu’est-ce qui fait un bon incipit?

On dit souvent que le premier chapitre d’un roman est primordial, mais plus encore je dirais que l’incipit est déterminant. L’incipit, pour le dire grossièrement, est le tout début d’un roman. Les puristes diront qu’il s’agit strictement de la première phrase. Cependant, la plupart des littéraires (moi y compris) argueront qu’il s’agit de la première unité de sens. À ce titre, ce qui fait partie ou non l’incipit est déterminé par une analyse opérée par le lecteur. Il existe différents types d’incipits, mais ceux-ci ne m’intéresseront pas dans le cadre du présent essai.

Je m’interroge davantage à savoir ce qui constitue un bon incipit. La réponse ne peut évidemment qu’être subjective puisque tous les goûts sont dans la nature. En ce sens, cet essai n’est assurément pas une réponse définitive, mais plutôt ma réponse à cette question. Ainsi, un bon incipit, selon moi, doit 1) piquer la curiosité du lecteur; 2) poser le ton du roman; 3) évoquer l’œuvre et ses thèmes en général. Je ferai la démonstration de ces trois points à l’aide de quelques-uns de mes incipits favoris.

Piquer la curiosité du lecteur

Idéalement, on veut accrocher le lecteur dès les premières lignes. Il y a bien sûr un nombre infini de façons de faire. J’en mentionnerai quatre ici :

L’humour

On entend bien l’ironie et la critique dans l’incipit célèbre du Pride & Prejudice[1] de Jane Austen :

It is a truth universally acknowledged, that a single man in possession of a good fortune, must be in want of a wife.

Le mystère

Ce résultat peut souvent être atteint grâce à des incipits de type dynamique ou suspensif, qui donnent peu d’information au lecteur.

Cuba coule en flammes au milieu du lac Léman pendant que je descends au fond des choses.

La phrase est belle, évocatrice, truffée d’indices rétrospectivement, mais ne dit pas grand-chose à strictement parler. Pourtant, l’incipit de Prochain épisode[2] d’Hubert Aquin est souvent cité en exemple.

L’interpellation du lecteur

Que l’interpellation soit directe ou indirecte, elle ne peut faire autrement que de vous interpeller. Cela est d’autant plus vrai si une question est posée, puisque cela force la réflexion. À ce titre, l’incipit de Jacques le Fataliste et son maître[3] [analyse] de Denis Diderot est emblématique :

Comment s’étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils? Que vous importe? D’où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l’on sait où l’on va? Que disaient-ils? Le maître ne disait rien; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut.

Il y a une interpellation directe dans le « vous » de « Que vous importe? », qui établit un dialogue entre le personnage-narrateur et le personnage-lecteur. La rupture avec le réel est alors mise en valeur. Qui plus est, le lecteur est d’autant plus engagé par l’accumulation des questions. À cela s’ajoute la nature métanarrative desdites questions, lesquelles soulignent quelques traits du genre romanesque et amènent le lecteur lui-même à s’interroger sur les procédés du genre.

Les fonctions métacritique et métanarrative du pacte de lecture dans Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot

L’effet choc

C’est l’incipit qui commence avec une scène choquante, souvent violente mais pas nécessairement, ou qui aborde tout-de-go un sujet tabou. C’est le cas notamment de l’incipit de Paradis, clef en main[4] [avis lecture] de Nelly Arcan :

On a tous déjà pensé se tuer. Au moins une fois, au moins une seconde, le temps d’une nuit d’insomnie ou sans arrêt, le temps de toute une vie. On s’est tous imaginé, une fois au moins, s’enfourner une arme à feu dans la bouche, fermer les yeux, décompter les secondes et tirer. On y a tous pensé, à s’expédier dans l’au-delà, ou à s’envoyer six pieds sous terre, ce qui revient au même, d’un coup de feu, bang. Ou encore à en finir sec dans le crac de la pendaison. La vie est parfois insupportable.

Cet incipit n’est pas violent parce qu’il se passe quelque chose de violent, puisqu’il s’agit en fait d’une réflexion : c’est le sujet délicat (le suicide), mais surtout la manière dont il est évoqué, qui rend ces quelques lignes agressives. Plus précisément, c’est par l’accumulation des métaphores du suicide (jamais mentionné directement) que la brutalité se manifeste : « se tuer »; « s’enfourner une arme à feu dans la bouche »; « [se] tirer »; « s’expédier dans l’au-delà »; « s’envoyer six pieds sous terre »; « [se tuer] d’un coup de feu »; « en finir »; « la pendaison ». Qui plus est, remarquons que l’usage des sons, le « bang » et le « crac » donne une qualité d’autant plus « graphique » aux deux dernières morts. Mais ce qui cloue le cercueil du lecteur, c’est la façon dont Arcan l’engage de force (et donc violemment) grâce à l’usage répété du « on » inclusif conjointement aux « tous ». Le lecteur est ainsi accroché.

ARCAN, Nelly, Paradis, clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009, 216 p. Avis lecture sur lilitherature.com.
ARCAN, Nelly, Paradis, clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009, 216 p.

Poser le ton du roman

En lisant les premières lignes, le lecteur doit pouvoir se faire une idée du ton général du roman. À ce titre, je citerai l’incipit de The Hobbit[5] [avis lecture] [analyse] de JRR Tolkien :

In a hole in the ground there lived a hobbit. Not a nasty, dirty, wet hole, filled with the ends of worms and an oozy smell, nor yet a dry, bare, sandy hole with nothing in it to sit down on or to eat: it was a hobbit-hole, and that means comfort.

Ce roman est un classique de la fantasy et de la littérature pour enfants et, en tant que tel, il adopte le ton du conte pour enfants. Le conte est évident dans l’incipit, spécialement dans la première phrase, sorte de variante du traditionnel « Once Upon a Time ». On peut également discerner la qualité bon enfant du récit.

TOLKIEN, JRR, The Hobbit, Hammersmith, HarperCollinsPublishers, 2012 [1937], 300 p.
TOLKIEN, JRR, The Hobbit, Hammersmith, HarperCollinsPublishers, 2012 [1937], 300 p.

Évoquer l’œuvre et ses thèmes en général

Les meilleurs incipits convoquent, mine de rien, le contenu de l’œuvre : son histoire, ses thèmes, ses motifs, etc. Je dis « mine de rien », car, d’une part, le lecteur ne sait pas encore qu’il s’agit d’éléments du texte et, d’autre part, le procédé de l’auteur ne doit pas être apparent. Ce dernier, en effet, ne doit pas sembler être en train de dire : « je vais parler de », « voici les thèmes de mon texte », « ici il y a un indice », etc. Un incipit particulièrement bien pensé ne prendra tout son sens qu’après la lecture ; le lecteur pourra y revenir pour constater toutes les clés de lecture qu’y avait disséminées l’écrivain. Un bon exemple, à ce titre, est l’incipit du roman Le ciel de Bay City[6] de Catherine Mavrikakis.

L’incipit exemplaire du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis

Couverture du Ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis : un bungalow sous un ciel mauve
MAVRIKAKIS, Catherine, Le ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 294 p.

L’incipit du Ciel de Bay City [avis lecture] [analyse] de Catherine Mavrikakis condense l’entièreté de l’œuvre en quelques lignes et gagne en signification rétrospectivement.

De Bay City, je me rappelle la couleur mauve saumâtre. La couleur des soleils tristes qui se couchent sur les toits des maisons préfabriquées, des maisons de tôle clonées les unes sur les autres et décorées de petits arbres riquiqui, plantés la veille. Je me souviens d’un mauvais sale qui s’étire des heures. Un mauve qui agonise bienveillamment sur le destin ronronnant des petites familles.

D’abord, on soulignera l’insistance non seulement sur la couleur mauve, mais sur la qualité de ce mauve : « mauve saumâtre », « mauve sale », « mauve qui agonise ». Ce mauve, c’est la couleur du ciel de Bay City, mélange des « fumées grises d’Auschwitz » et des « gaz toxiques et chauds des usines essoufflées du Michigan » :

Dans le ciel mauve de Bay City, il arrive que retombent les fumées grises d’Auschwitz, des camps désaffectés bien loin là-bas, de l’autre côté de l’océan, des camps dont ma mère et ma tante ne cessent de parler dans une langue apeurée que je ne réussis pas toujours à comprendre mais dont je sais la couleur cendrée. Au-dessus de nos têtes, les cadavres planent, les esprits voltigent et mêlent leurs corps éthérés, souffrants, hargneux aux gaz toxiques et chauds des usines essoufflées du Michigan. […] Loin des furies de l’Europe, des années après la terreur, l’horreur, le ciel de Bay City charrie encore quelques cadavres.

p. 36

Ce mauve, c’est aussi la couleur d’Amy, l’héroïne du livre :

On dit de moi que je suis bleue, que parfois je vire au mauve, au violet. Je suis de la couleur du ciel du Michigan. Je suis une pervenche, une fleur des fumées d’usine.

p. 14

Dans cette couleur tient tout le roman, c’est-à-dire le récit et les thèmes autour duquel il s’articule : la promesse du rêve américain hantée par la mémoire familiale de l’Holocauste. Cette opposition, elle est réaffirmée dans tout l’incipit.

Ainsi, il n’est pas anodin que le roman débute avec un « je me rappelle » renforcée d’un « je me souviens ». Tel que mentionné ci-dessus, la question de la mémoire traumatisante de la Seconde guerre mondiale est au cœur de l’histoire.

La seconde génération d’immigrants est maudite. Il faut des siècles pour se remettre de l’histoire de sa famille.

p. 243

Et si l’idée du souvenir renvoie à l’Europe, « les toits des maisons préfabriquées, des maisons de tôle clonées les unes sur les autres et décorées de petits arbres riquiqui, plantés la veille » convie l’Amérique. En effet, les « maisons préfabriquées […] de tôle clonées » évoquent le bungalow typique de la banlieue américaine, mode de vie qui se répand en réponse à la guerre et à la peur du nucléaire[7]. Les « petits arbres riquiqui, plantés la veille » complètent le tableau banlieusard. On sent bien la critique dans des qualificatifs comme « préfabriquées », « clonées » et « riquiqui », entre autres parce que l’auteure s’intéresse au fait que l’étalement urbain de l’Amérique se finance « en bonne partie par la reconstruction du Vieux continent[8] ». La banlieue, incarnation du rêve américain, est donc assimilée aux ruines de l’Europe.

Enfin, ce qui constitue l’incipit selon mon analyse se termine par « le destin ronronnant des petites familles », ce qui est significatif. Dans Le ciel de Bay City, il est question du destin de la famille d’Amy, de sa famille immédiate comme de ses ancêtres.


Voici donc ce qui différencie selon moi un simple incipit d’un bon incipit : il capte l’attention du lecteur, peut-être avec humour (p. ex., dans Pride and Prejudice de Jane Austen), grâce à une touche de mystère (p. ex., dans Prochain épisode d’Hubert Aquin), en interpellant le lecteur (p. ex., dans Jacques le Fataliste et son maître de Denis Diderot) ou en le choquant (p. ex., dans Paradis, clef en main de Nelly Arcan); il établit le ton du roman, comme le fait habilement JRR Tolkien dans son conte pour enfants The Hobbit; mais surtout, il évoque l’œuvre dans son ensemble, tel que je l’ai démontré avec Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis. Il y aurait assurément bien d’autres choses à dire sur le sujet, mais ce que je veux savoir, pour l’instant, c’est : Avez-vous des incipits préférés? Quels romans vous ont scotchés dès les premières lignes? Qu’est-ce qui fait un bon incipit selon vous?


[1] Jane Austen, Pride & Prejudice, GlobalGrey, 2018 [1813], 351 p. Disponible gratuitement en ligne au https://www.globalgreyebooks.com/pride-and-prejudice-ebook.html.

[2] Hubert Aquin, Prochain épisode, Édition critique, Montréal, Bibliothèque québécoise, 2005 [1965], 300 p.

[3] Denis Diderot, Jacques le Fataliste et son maître, Bibliothèque électronique du Québec, coll. « À tous les vents », 1796, 527 p.

[4] Nelly Arcan, Paradis, clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009, 216 p.

[5] JRR Tolkien, The Hobbit, Hammersmith, HarperCollinsPublishers, 2012 [1937], 300 p. L’œuvre est libre de droit et donc facilement trouvable en ligne gratuitement (en anglais en tout cas) si vous désirez la lire, notamment par ici.

[6] Catherine Mavrikakis, Le ciel de Bay City, Montréal, Héliotrope, 2008, 292 p.

[7] Marie Parent, « La banlieue : quintessence de l’expérience américaine? », dans Suburbia : l’Amérique des banlieues, Carnet de recherche, Observatoire de l’imaginaire contemporain, 2011.

[8] Daniel Laforest, « Dire la banlieue en littérature québécoise. La soeur de Judith de Lise Tremblay et Le ciel de Bay City de Catherine Mavrikakis », Globe, vol. 131, no 1, 2010, p. 162.

2 commentaires

  1. Marie d'Anjou, auteure

    Un incipit qui me vient en tête spontanément est celui de Süskind, dans Le Parfum. La répétition à outrance, jusqu’au malaise puis à l’acceptation, de la puanteur nous plonge dans la monstruosité qui sera d’abord montrée par l’olfaction, sens premier du roman.

Laisser un commentaire