Couverture Paradis, clef en main, No de série : une paire d'ailes

Avis lecture : Paradis, clef en main, Nelly Arcan

Le suicide de Nelly Arcan

Couverture Paradis, clef en main, Coups de tête : un bouton rouge
ARCAN, Nelly, Paradis, clef en main, Montréal, Coups de tête, 2009, 216 p.

Paradis, clef en main, dernier livre de l’écrivaine québécoise culte Nelly Arcan, paraît peu après son suicide. Il s’agit d’un roman de science-fiction situé dans un futur proche où ceux pour qui « la vie est une impasse » peuvent engager l’entreprise Paradis, clef en main pour orchestrer leur suicide. Compte tenu du sujet du livre, il est impossible de ne pas se demander si l’écriture du roman était un signe avant-coureur de la fin tragique de l’auteure. Cela dit,

il serait maladroit de voir dans Paradis, clef en main une explication du geste radical commis par Nelly Arcan. Elle-même avait déclaré qu’elle ne voulait absolument pas que son livre soit considéré comme un livre pro-suicide, qu’elle cherchait plutôt à faire réfléchir sur la question[1].

Un futur Kafkaen

La description du roman mentionne l’aspect Kafkaen[2] (absurde) du récit. Celui-ci apparaît dans les épreuves complètement hallucinées auxquelles Antoinette est soumise par Paradis, clef en main. Je dois bien admettre que je ne suis pas certaine d’avoir tout compris (ce qui fait partie du jeu quand on lit de l’absurde), en dehors de l’évidente absurdité de la vie. Qui plus est, je doute que cette « absurdité » soit du goût de tous les lecteurs, quoiqu’elle soit plus abordable que dans des textes résolument absurdes comme La leçon [avis lecture] et La Cantatrice chauve [avis lecture] d’Eugène Ionesco ou En attendant Godot de Samuel Beckett.

Un roman qui alterne entre brillance et maladresse

J’ai lu quelques critiques qui mentionnaient que le livre avait été édité en vitesse en raison du suicide de l’auteure et j’ai tendance à le croire. Si le roman est rempli de gemmes, d’autres passages sont plus malhabiles, si bien que l’ouvrage, dans son ensemble, est moins abouti que Putain ou Folle, les deux autres romans d’Arcan que j’ai lus.

Quelques passages « on the nose »

En effet, Paradis, clef en main n’est pas en manque de réflexions intéressantes auxquelles tout lecteur (selon moi) peut s’identifier et/ou compatir à différents degrés.

La vie vaut toujours la peine d’être vécue, ne serait-ce que pour pouvoir jurer contre elle.

Cependant, certaines critiques formulées par l’héroïne Antoinette sont très « on the nose », notamment quand on passe de la simple observation sarcastique au commentaire moralisateur. Par exemple, dans la phrase suivante :

Il faut dire à ma mère de me trouver des cigarettes, aujourd’hui devenues une drogue illégale difficilement trouvable et sévèrement punie quand surprise dans un sac à mains ou le coffre à gants d’une voiture.

Le segment à propos des cigarettes, « aujourd’hui devenues une drogue illégale difficilement trouvable et sévèrement punie », ne s’insère pas naturellement au texte. Il s’agit d’un cas de « tell don’t show » où Arcan nous dit que le futur est ainsi plutôt que de nous le montrer en contexte. Qui plus est, on a l’impression d’entendre le jugement de l’auteure entre les lignes, son commentaire sur l’industrie des cigarettes.

Une héroïne geignarde

Cela n’arrive pas trop souvent dans le roman, mais Antoinette semble parfois se plaindre pour rien, notamment en ce qui concerne sa mère. Je suis consciente qu’il s’agit d’une caractéristique inhérente à l’héroïne et à sa situation (ce qui est tout à fait légitime) et que ce trait est exacerbé par la forme que prend le livre, c’est-à-dire celle d’un journal, mais ce n’est pas vraiment une excuse. En effet, son roman Folle est une longue lettre de suicide et pourtant on ne tombe jamais du « mauvais » côté de la lamentation. Je sais qu’il s’agit d’une délicate balance difficile à atteindre, mais l’auteure y était parvenue dans Folle de même que dans Putain. Arcan y serait probablement parvenue ici aussi avec les conseils de son éditeur et après quelques réécritures supplémentaires si le temps ne l’avait pas rattrapée.

Des sommets inégalés

Même si objectivement Paradis, clef en main est le moins achevé des romans de Nelly Arcan desquels je suis familière, il atteint des sommets (quand il les atteint) que Putain et Folle ne rejoignent pas pour moi. Cela est en partie dû à la prémisse, qui me touche plus personnellement, mais des passages exceptionnellement bien écrits, tel que l’incipit, n’y sont pas étrangers.

On a tous déjà pensé se tuer. Au moins une fois, au moins une seconde, le temps d’une nuit d’insomnie ou sans arrêt, le temps de toute une vie. On s’est tous imaginé, une fois au moins, s’enfourner une arme à feu dans la bouche, fermer les yeux, décompter les secondes et tirer. On y a tous pensé, à s’expédier dans l’au-delà, ou à s’envoyer six pieds sous terre, ce qui revient au même, d’un coup de feu, bang. Ou encore à en finir sec dans le crac de la pendaison. La vie est parfois insupportable[3].

Se procurer Paradis, clef en main

Couverture Paradis, clef en main, No de série : une paire d'ailes
ARCAN, Nelly, Paradis, clef en main, Montréal, No de série, 2017 [2009], 200 p.

[1] nellyarcan.com, « Paradis clef en main », <http://www.nellyarcan.com/pages/paradis-clef-en-main.php> (page consultée le 8 avril 2019).

[2] Il s’agit d’une référence à Franz Kafka, un auteur connu pour ses romans absurdes (dans le sens de littérature de l’absurde), notamment Le Procès.

[3] C’est l’un de mes incipits favoris. Je procède à une analyse de celui-ci dans le cadre de mon article « Accrocher son lecteur dès la première phrase : Qu’est-ce qui fait un bon incipit? ».

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