Couverture de Les Neiges de l'éternel, 2015

Extrait : un Japon féodal fantasmé dans Les Neiges de l’éternel de Claire Krust

Les Neiges de l’éternel de Claire Krust

Dans un Japon féodal fantasmé, cinq personnages racontent à leur manière la déchéance d’une famille noble. Cinq récits brutaux qui voient éclore le désespoir d’une jeune fille, la folie d’un fantôme centenaire, les rêves d’une jolie courtisane, l’intrépidité d’un garçon inconscient et le désir de liberté d’un guérisseur. Le tout sous l’égide de l’hiver qui s’en revient encore.

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L’extrait du roman

La ville connaissait depuis peu une expansion comme jamais auparavant. Peut-être était-ce dû à l’affluence subite et massive des marchands et aspirants au négoce depuis l’ouverture de la frontière. Le pays voisin avait en effet récemment accepté d’adoucir sa régulation en matière de relations commerciales. L’évolution était à l’initiative du nouveau roi, plus enclin que son prédécesseur à cette ouverture avec son ancien ennemi. Mais peut-être la ville devait-elle également sa fortune aux nouvelles guerres intestines qui éclataient dans le nord. Le Shogun, au centre du pays, réquisitionnait de plus en plus d’hommes et de paysans pour contrer les Daimyôs nordiques. La puissance de ces derniers ne cessait de croitre depuis qu’ils avaient acquis l’appui des royaumes frontaliers à leurs domaines. Les jeunes, eux, s’expatriaient vers le sud pour essayer d’échapper aux enrôlements forcés du général.

S’il était difficile de détailler les raisons de l’expansion de la ville, le fait était que les malheurs des autres lui profitaient pleinement, du moins tant que la guerre ne se propageait pas jusque-là. La seule chose qui comptait était l’arrivée de ces fils bourgeois que les parents envoyaient se cacher pour échapper à l’armée. Ces jeunes-là amenaient avec eux serviteurs et argent sonnant et trébuchant, bien décidés à transformer leur exil momentané en partie de plaisir. Avec leur venue, maisons de passe et okiya avaient ouvert en nombre, de qualité moindre que les établissements plus anciens, car moins couteux grâce à l’emploi de jeunes filles pauvres fuyant elles aussi le nord. Contrairement à leurs consœurs, leur manque de ressource les poussait à accepter n’importe quel travail, pourvu qu’elles aient un toit sur la tête et mangent trois fois par jour. Leur maigre salaire permettait de baisser les prix et les jeunes bourgeois préféraient souvent leur chair plus facile à la compagnie des courtisanes expérimentées. Les anciens clients se plaignaient, eux, du manque de compétences de ces nouvelles venues, plus prostituées que courtisanes, qui ignoraient tout des arts musicaux et de la danse.

En quelques années le quotidien avait été complètement bouleversé et les nouveaux arrivants établissaient leurs lois. Des lois fondées sur le marché et l’argent, rompant avec les valeurs traditionnelles. Il fallait longer la ville et atteindre son côté est, qui suivait le flanc de la colline, pour trouver un endroit qui n’avait guère changé. Les plus pauvres, logés dans des maisons qui ressemblaient davantage à des cabanes, étaient presque parqués au sein de ce qui était devenu le quartier abandonné de la ville, autrefois pourtant lieu de résidence du Daimyô. Le bois qui bordait la forteresse avait disparu, grignoté par les habitations.

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Couverture de Les Neiges de l'éternel
KRUST, Claire, Les Neiges de l’éternel, Chambéry, ActuSF, 2015, 172 p.

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