La société contemporaine occidentale tend à privilégier le logos – le discours rationnel – par rapport au muthos, c’est-à-dire l’interprétation mythologique du monde. Plus encore, elle estime usuellement avoir dépassé le second, auquel elle prête une connotation péjorative. Pourtant, la modernité est traversée par le mythe. Omniprésent dans la littérature et l’art en général, il s’impose parfois comme la seule et unique explication possible. Quand le logos n’a pas les mots pour dire toute l’horreur d’une situation, le muthos, lui, peut représenter l’irreprésentable. Cette capacité apparaît évidente dans La supplication[1], une collection de témoignages des survivants de Tchernobyl sélectionnés et organisés par l’autrice biélorusse Svetlana Alexievitch (Aleksievitch, selon la traduction). En effet, ce n’est qu’à l’aide du mythe biblique que les Tchernobyliens parviennent à se figurer la catastrophe nucléaire.

Les limites de la raison
Le logos n’est pas toujours en mesure de représenter les choses de manière strictement rationnelle. Il s’appuie donc souvent sur le mythe. Ainsi, la philosophie, malgré le fait qu’elle prône la raison, tient constamment un discours apocalyptique. Il est impossible de penser le commencement ou la fin – tel que le fait notamment Hegel avec la fin de l’Histoire ou Marx avec celle de la bourgeoisie – sans avoir un propos affectif. La discipline a nécessairement besoin du mythe pour dépeindre l’utopie et travailler à changer le monde. De même, la science, en dépit de sa volonté purement objective, l’emploie fréquemment pour illustrer ses principes. C’est le cas, par exemple, de l’expérience du chat de Schrödinger, où on utilise la métaphore du félin, à la fois mort et vivant dans une boîte scellée, pour démontrer les déficiences de l’interprétation de Copenhague quant à la physique quantique.
L’universalité du mythe
Le mythe, en tant que récit fondateur aspirant à l’universel, constitue un modèle exemplaire expliquant et ordonnant le monde. Ricœur le définit comme un « récit traditionnel portant sur des évènements arrivés à l’origine des temps et destiné à fonder l’action rituelle des humains et, de façon générale, à instituer toutes les formes d’action et de pensée par lesquelles l’humain se comprend et comprend le monde[2] ». Pour être plus précis, c’est par son hermétisme inné que le mythe tend vers l’universel. Il peut alors fournir une explication narrative à l’inconcevable, là où le logos reste tout simplement sans réponse. Il crée un effet de surcodage en inondant le « lecteur » de signes qui rendent impossible la fixation d’un sens unique, ce qui admet la coexistence de différentes interprétations. De cette manière, il peut faire sens pour tous, sans avoir le même sens pour tous.
L’Apocalypse de Tchernobyl
Une traduction fidèle du titre original de La supplication (Чернобыльская молитва. Хроника будущего) inclurait le syntagme « Prière de Tchernobyl ». Le mot « prière » souligne clairement le caractère religieux du texte d’Alexievitch. Au singulier, le terme l’assimile à la synthèse des supplications qui, combinées, forment une seule prière récitée par un chœur. Ce dernier, dans l’Antiquité grecque, consistait en « l’ensemble des acteurs (choreutes) incarnant le groupe social et dont les interventions, déclamées ou chantées, commentaient l’action[3] ». Venant appuyer cette idée, remarquons que l’ouvrage a été qualifié de roman collectif/choral. Dans celui-ci, le chœur – le groupe social des Tchernobyliens – commente l’évènement traumatique.
D’autre part, « prière », associé à Tchernobyl, semble vouloir dire : « prier, car il n’y a plus que cela à faire ». À cet égard, l’apocalypse dévoilée dans le livre se rattache à l’Apocalypse de Jean en tant qu’il est sous-entendu qu’il ne sert à rien de faire quoi que ce soit, puisque la fin du monde est inévitable. D’ailleurs, on remarque rapidement à travers les témoignages que les survivants reprennent le discours apocalyptique de l’apôtre pour évoquer la catastrophe.
Je ne peux trouver de mots pour dire ce que j’ai vu et vécu… Je n’ai lu rien de tel dans aucun livre et je ne l’ai pas vu au cinéma… Personne ne m’a jamais raconté de choses semblables à celles que j’ai vécues.
p. 33
Pas de mots, de bouquins, de films ou d’histoires auxquels peut se référer ce Tchernobylien pour se figurer le bouleversement nucléaire. Le logos ne lui permet pas de décrire ce qu’il a expérimenté. Même chose pour le scientifique Ivan Nikolaïevitch Jmykhov, ingénieur chimiste, docteur ès sciences :
J’ai noté dans ce journal ce que j’ai compris. Dès les premiers jours, j’ai su à quel point il était facile de devenir poussière…
p. 176
Ici, le réflexe savant de prendre des notes pour chercher à saisir un phénomène contraste avec la déclaration de l’ingénieur, exprimée sous la forme du muthos. En effet, « devenir poussière » rappelle la fameuse phrase de la Bible « car tu es poussière, et tu retourneras dans la poussière » de la Genèse (3:19). Cette conclusion marque l’incapacité de l’homme à comprendre Tchernobyl à l’aide de son esprit rationnel. Plus encore, le seul soupçon de compréhension qu’il peut tirer de son expérience lui vient du mythe biblique.

[1] Svetlana Alexievitch, La Supplication : Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, Paris, J.C. Lattès, 1998, 267 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses avec le numéro de page pertinent.
[2] Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, Finitude et culpabilité (Vol. 2), La symbolique du mal (Livre 2), Saint-Amand, Aubier, 1988, p. 168-169.
[3] Le Petit Larousse illustré 2016, « chœur », Paris, Larousse, 2015, p. 246.
Je suis actuellement en train de lire La Supplication ( oeuvre au programme des concours des CPGE scientifiques cette année, qui ont pour thème “la force de vivre” en français-philosophie) ; je trouve votre analyse très utile et pertinente !
Merci! La Supplication semble s’élever au niveau de classique moderne, se retrouvant dans de nombreux corpus.