Couverture d'Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis : une foule aux silhouettes anonymes

Le pain quotidien des pauvres durant la pandémie : ce que nous apprend Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis

Le roman de science-fiction québécois Oscar De Profundis[1] de Catherine Mavrikakis [avis lecture] n’a pas été écrit avec le COVID‑19 en tête. Pourtant, quelqu’un qui ignorerait son année de publication (il est paru en 2016 chez Héliotrope) pourrait certainement le croire. En ce sens, il s’agit d’une œuvre d’anticipation qui a anticipé de façon presque alarmante la pandémie de 2020.

La mort noire et les gueux

Le récit prend place dans un Montréal mis en quarantaine à cause d’une épidémie de « mort noire ». La maladie ne porte pas de nom précis. D’abord, parce qu’elle peut ainsi être tous les maux à la fois : le choléra, la grippe H1N1, le coronavirus… Ensuite, parce que cela a peu d’importance. Ce qui intéresse surtout l’autrice, ce sont les répercussions sur la société en général et ses individus en particulier.

Plus spécifiquement, elle souligne comment les gueux et les nantis sont différemment affectés par la crise. À une époque où les premiers squattent dans les villes et les seconds restent à l’abri en banlieue, le clivage économique et social se concrétise lorsque l’île se retrouve en lockdown. Alors que l’armée protège et réapprovisionne les quelques riches tels que le chanteur Oscar De Profundis en sécurité dans sa forteresse improvisée, les crève-la-faim comme la bande à Cate sont abandonnés à leur sort funeste. Ainsi, ils doivent s’exposer au virus et à « l’interdiction de sortir, de se balader à pied ou en voiture, sous peine d’être abattu » (p. 48) pour pouvoir ne serait-ce que se nourrir.

Faim et pauvreté vont main dans la main. Au vocabulaire hugolien de la misère, l’écrivaine juxtapose les registres lexicaux du parasite et de l’animal ainsi que la métaphore cannibale. Les meurt-de-faim sont de la vermine, de la racaille, des « poux humains » (p. 13), des « rats en sursis » (p. 14), des « essaims de créatures » (p. 11); ce sont des « bêtes traquées » (p. 14) qui forment des meutes ou des hordes qui « mourraient de toute façon en s’entredévorant, en se bouffant le nez pour un morceau de hamburger troué de vers et trouvé dans une poubelle » (p. 13). Autrement dit, le gueux est un « organisme animal [ou végétal] qui se nourrit des substances d’un autre[2] ».

Cela n’empêcha pourtant pas l’un des traîne-savates de mordre à pleines dents le visage d’un ami clochard. Il dévora une partie de sa joue gauche. Il faut dire que le camarade d’infortune venait de lui dérober une pièce de monnaie qu’un jeune « riche » avait consenti à lui donner, après des embrassades arrosées. Quand il mastiqua la chair de son compagnon, en narguant celui-ci qui hurlait, le cannibale improvisé et encore inexpérimenté se dit que de telles agapes ne donnaient aucun droit à la clémence.

p. 23

La COVID-19 et les « pauvres »

Quoique le virus puisse contaminer n’importe qui, il n’affecte pas tout le monde de la même manière[3]. Avec la COVID‑19, on a vu des divisions existantes se creuser et de nouvelles se créer entre :

  • les malades et non-malades;
  • les jeunes, les adultes et les personnes âgées ou à risque;
  • le personnel dit essentiel, les propriétaires de commerces, les télétravailleurs et les chômeurs;
  • la ville de Montréal et sa périphérie et le reste du Québec;
  • les différentes provinces du Canada;
  • le Canada, les États-Unis, la Chine et les autres pays;
  • les promasques et les antimasques;
  • etc.

En ce qui concerne les classes économiques et sociales, les pauvres – dans le sens ici de tous ceux qui ne sont pas aisés financièrement (c.‑à‑d., la majorité des gens) – s’avèrent évidemment plus vulnérables que les riches. Ils ne peuvent demeurer confinés indéfiniment sans manquer du strict minimum pour vivre. Ils doivent gagner de l’argent et leur pain quotidien; l’épicerie n’accepte pas les paiements en plusieurs versements. Ils sont donc prêts à risquer leur vie et, par extension, celles des autres, car la survie au jour le jour constitue une menace beaucoup plus imminente qu’un virus abstrait qu’ils ne contracteront peut-être pas.

C’est pourquoi les Américains se sont rebellés dès le début contre le confinement, citant leurs « droits et libertés »; en comparaison avec les Canadiens, ils ont reçu très peu d’aide de la part de leur gouvernement. Je n’ai pas non plus été surprise quand on m’a raconté que quatre employés de Montréal-Nord d’une compagnie « essentielle » continuaient, malgré les mesures de distanciation sociale, de se rendre au travail dans une seule voiture, et ce, au plus fort de la crise. Même chose lorsqu’on m’a dit qu’un autre salarié a menti et d’abord refusé de se mettre en quarantaine pendant 14 jours même si sa conjointe revenait de voyage… jusqu’à ce que les premiers signes d’une grippe suspicieuse se manifestent.


Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis est un roman écrit dans le passé (2016) dont l’intrigue se déroule dans un futur indéterminé, mais qui parle plus que jamais du présent. Quand la société échoue à subvenir aux besoins de la masse et que 99 % de la population « se partag[ent] les déchets de la ville et les viscères de la société » (p. 55), c’est-à-dire les restes du 1 % au sommet, l’entente ne peut tourner qu’à la bagarre et à la désobéissance en période de trouble.

En effet, « devant leur extinction progressive, [les meutes] ne [peuvent] que se défaire, se fracturer, chacun de ses membres s’obstinant à persévérer en vain dans sa condition de mortel » (p. 17). C’est alors qu’on assistera à des scènes qui semblent complètement surréalistes. Dans la fiction, un sans-abri en dévore un autre. Dans la réalité, deux personnes se battent pour un paquet de papier de toilette.

Se procurer Oscar De Profundis

Couverture d'Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis : une foule aux silhouettes anonymes
MAVRIKAKIS, Catherine, Oscar De Profundis, Montréal, Héliotrope, 2016, 308 p.

[1] Catherine Mavrikakis, Oscar De Profundis, Montréal, Héliotrope, 2016, 308 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses avec le numéro de page pertinent.

[2] Usito, « parasite », consulté le 24 octobre 2020.

[3] À ce sujet, voir entre autres l’article de Frédéric Bally intitulé « Les sous-entendus sociaux du confinement » (Pop-en-stock, dossier « Pandémies », 15 juin 2020).

2 commentaires

Laisser un commentaire