Couverture de Superheldinnen de Barbi Marković

Superhéroïnes et sorcières : même combat

Superhéroïnes[1] [avis lecture] de l’autrice serbe Barbi Marković – traduit de l’allemand (Superheldinnen, 2016) par Catherine Lemieux et paru en août 2019 chez Triptyque – raconte l’histoire de Mascha, Direktorka et la narratrice. En tant que femmes immigrantes, elles connaissent bien la « vie sous son plus mauvais jour » (p. 23), le rejet de la société. C’est pourquoi, entre autres, elles utilisent leurs pouvoirs afin d’aider les malheureux. Leurs habiletés font non seulement d’elles des superhéroïnes, comme l’indique le titre de l’ouvrage, mais aussi des sorcières[2].

La sorcière, étrange et étrangère

Les pouvoirs étranges des protagonistes s’apparentent avant tout à la sorcellerie et c’est d’ailleurs ainsi qu’elles les appellent. Elles peuvent soit :

  • « foudroyer » quelqu’un, ce qui consiste à donner un coup de pouce cosmique à une personne ciblée (p. ex., en transformant une enfant malade en talentueuse chanteuse);
  • procéder à une « extermination », ce qui implique d’effacer un individu comme s’il n’avait jamais existé pour qu’il puisse réapparaître dans un endroit meilleur.

Dans les mots de la narratrice, « La différence entre la foudre et l’extermination consistait en ce que l’une entraînait la disparition d’un problème, alors que l’autre entraînait la disparition d’un porteur de problèmes » (p. 45). On est loin des superpouvoirs typiques.

Au-delà de ça, que les personnages soient des immigrantes fait également d’elles des sorcières. Dans la tradition, la sorcière est toujours l’Autre, celui que l’on exclut car on ne le comprend pas. La femme immigrante n’est-elle pas l’Étrangère par excellence du monde moderne, elle dont « [l’]accent étranger frein[e] [la] marche vers la vie normale, étant donné qu’à peu près toutes [ses] rencontres [mènent] fatalement à une discussion sur [son] origine » (p. 41)?

La superhéroïne du crépuscule

Mais si les héroïnes du roman sont effectivement des sorcières, pourquoi ne pas ouvertement revendiquer cette appartenance? Pourquoi le livre se nomme-t-il Superhéroïnes plutôt que Sorcières?

Tout le monde connaît l’archétype du superhéros : il s’agit d’un être qui use de ses pouvoirs exceptionnels pour combattre le crime (et le mal en général), protéger les innocents et exercer la justice. Cette définition s’applique parfaitement à nos sorcières. Avec leurs dons, elles viennent en aide à ceux qui en ont besoin, luttant contre le mal par extension. Elles rendent aussi justice, en ce sens où elles assistent et punissent ceux qu’elles croient le mériter.

Certains argueront que Mascha, Direktorka et la narratrice s’avèrent beaucoup trop « problématiques » pour être des superhéroïnes. Après tout, comment choisissent-elles qui sera « exterminé » ou « foudroyé » et donc sauvé? Quel droit ont-elles de faire disparaître quelqu’un? Ces questions, quoiqu’indubitablement valides, n’en font toutefois pas moins des superhéroïnes. Le superhéros ne dispose pas davantage de l’autorité pour s’exécuter. Ce n’est pas pour rien que les forces de l’ordre le poursuivent constamment. En tant que vigilante[3], il fait respecter la loi – souvent par la violence et en l’enfreignant lui-même – sans en avoir le mandat légal.

De plus, un superhéros peut tout simplement posséder une moralité douteuse. Le phénomène commence à poindre au cinéma et à la télévision (p. ex., avec des adaptations telles que Kick-Ass, The Boys et Watchmen), mais cela constitue la norme dans les comic books depuis les années 90. Nous sommes actuellement au « crépuscule des superhéros[4] », qui se définit entre autres par la représentation d’un héros problématique. Ce dernier est plus violent, mais également dépressif, à l’instar des protagonistes de Superhéroïnes que « la dépression [tiraille], [déchire] en lambeaux et [cloue] au sol » (p. 12).

Un second aspect de ce Dark Age est que l’on fait la vie dure aux surhumains. Il s’agit d’une autre caractéristique que partagent les personnages principaux du bouquin, des immigrantes reléguées dans les marges et condamnées à la pauvreté.

Nous étions dotées d’aptitudes sans valeur et cela impliquait que rien de ce que nous voulions et pouvions faire ne nous rapporterait assez d’argent. Nous n’occupions pas une place particulièrement haute sur l’échelle des humains. Nous faisions des choses vraiment dégoûtantes pour survivre.

p. 22

La sorcière : la superhéroïne des temps modernes

Récemment, la figure de la sorcière a acquis une connotation beaucoup plus positive. Elle se transforme en symbole de contre-pouvoir, notamment revendiqué dans la lutte féministe. De façon plus générale, on peut dire qu’elle devient un garde-fou qui empêche le monde de succomber à ses penchants les plus sombres[5]. Dans les médias, elle se retrouve un peu partout dans le rôle de l’héroïne (p. ex., Hermione Granger de la saga Harry Potter[6]), mais aussi de la superhéroïne (p. ex., la Scarlet Witch de Marvel[7]).

Elizabeth Olsen portant le costume d'origine de la Sorcière rouge
Scarlet Witch dans la série WandaVision du MCU

Comme le superhéros qui sacrifie son propre bonheur pour le bien commun[8], Mascha, Direktorka et la narratrice sont condamnées à la misère pour leurs efforts. Dans une conclusion cynique cependant, elles atteignent la félicité en « [se] catalput[ant] au beau milieu de la classe moyenne » (p. 190), c’est-à-dire en embrassant les vices du capitalisme. Et ce faisant, elles abandonnent leur étrangeté, leurs pouvoirs, « Cette tare héréditaire [qu’elles ont] rapportée de [leur] lieu de naissance et traînée comme un boulet des années durant » (p. 205). Elles obtiennent leur fin heureuse, mais au prix de l’intérêt général. Qui veillera sur les pauvres à présent? Qui s’opposera aux dérives de la société de surconsommation? S’il n’y a plus de sorcières, il n’y a plus de superhéroïnes. Parce que la sorcière et la superhéroïne, dans le roman de Barbi Marković, se révèlent bel et bien la même chose.

Se procurer Superhéroïnes


[1] Barbi Marković, Superhéroïnes, Éditions Triptyque, Collection générale, 2019 [2016], 220 p. Désormais, les références à ce livre seront indiquées entre parenthèses avec le numéro de page pertinent.

[2] Pour en savoir plus sur la figure de la sorcière, je vous conseille notamment l’ouvrage Sorcières! Le sombre grimoire du féminin de Julie Proust Tanguy paru aux Moutons électriques en 2015, dont vous pouvez lire mon avis lecture sur ce site.

[3] Le terme « vigilante » devient « justicier » en français. Cela dit, je conserve le premier, car la connotation négative se perd dans la traduction selon moi.

[4] À ce sujet, lire mon avis lecture sur le collectif Le crépuscule des superhéros paru aux Éditions de ta mère en 2016.

[5] Ce qui n’est pas sans rappeler le rôle des sorcières de Terry Pratchett dans les Annales du Disque-monde.

[6] D’autres exemples positifs de sorcières moins connues qu’Hermione Granger : Constance de La Machine de Léandre d’Alex Evans [avis lecture] ainsi que les héroïnes d’Anna-Marie McLemore dans When the Moon Was Ours [avis lecture] et Wild Beauty [essai].

[7] Il existe d’autres sorcières dans le monde du comic book, mais la Scarlet Witch (ou Sorcière rouge) – de son vrai nom Wanda Maximoff – est sans doute la plus connue dans la culture mainstream. Cela est entre autres dû à l’immense succès du Marvel Cinematic Universe (MCU) où le personnage est joué par l’actrice Elizabeth Olsen.

[8] La vocation de superhéros a un prix : mensonges, blessures physiques, relations interpersonnelles difficiles, perte d’êtres chers, trouble de stress post-traumatique, etc. Pour Mascha, Direktorka et la narratrice, c’est la dépression et la pauvreté. À ce sujet, lire entre autres mon analyse d’extrait sur la difficulté de gravir l’escalier social.

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