Jean-Jacques Rousseau a dit : « Quand le peuple n’aura plus rien à manger, il mangera le riche[1] ». C’est de cette phrase que s’inspire le fameux slogan anticapitaliste « Eat the Rich » utilisé pour dénoncer les inégalités sociales et économiques. Dans son roman Querelle de Roberval[2] paru aux éditions Héliotrope en 2018, l’auteur québécois Kevin Lambert s’approprie la métaphore et en fait une réalité. En effet, le conflit entre les pauvres ouvriers en grève et les riches patrons de la Scierie se termine avec les premiers dévorant littéralement les seconds. La question qui me vient alors à l’esprit est la suivante : comment en sommes-nous arrivés là?
S’enrichir sur le dos des pauvres
Brian Ferland est riche; cela veut dire qu’il a du pouvoir et de nombreux contacts. Il se servira de ceux-ci pour nuire directement et indirectement à ses salariés. Par exemple, il les ajoutera sur la « liste noire de noms secrets, légende d’ouvriers, mais véritablement active » (p. 55) des employeurs de la région. En conséquence, les travailleurs de la Scierie seront incapables de trouver un autre boulot et s’appauvriront désespérément au fil de l’histoire.
Leur pauvreté croissante est d’autant plus choquante pour le lecteur qu’elle est mise en contraste avec l’enrichissement du patronat. En effet, Brian Ferland se réjouit de la grève et de l’argent qu’elle lui rapporte.
Aux HEC, il a appris que la grève, ça peut être une occasion de faire du profit sans avoir à dépenser en salaires, de rééquilibrer les ventes et la production. […] Il faut qu’il le répète souvent à Donatien [le père de Brian] : on va faire de l’argent avec cette grève-là. Tant que ça dure pas trop longtemps, moins d’un an : ils ont besoin d’au moins six mois pour écouler le bois de l’usine et les palettes à l’entrepôt de Québec, prêtes à passer la frontière pour revenir en american dollars, deux, trois millions à aller chercher sans avoir une cenne à dépenser en ressources humaines. Quelque chose comme une bénédiction.
p. 37
L’histoire est écrite par les riches
Dès le premier chapitre (« Assemblée générale ») passé le prologue, Anne-France, l’épouse de Brian Ferland, remet des cafés aux piqueteurs frigorifiés et les empoisonne.
C’était ça, le petit goût, la petite odeur que ton nez gelé ben dur avait de la misère à sentir, qui brûlait la gorge en descendant. Un petit coup d’eau de Javel, bien diluée dans le café corsé, pour partir la journée.
p. 20-21
Pourtant, même si cinq ouvriers se retrouvent à l’hôpital pour se faire laver l’estomac, « le journaliste peut pas se permettre de dire à la TV que des piqueteurs ont été empoisonnés par un entrepreneur important de la région » (p. 34).
Grâce à son influence, Ferland contrôle le récit. D’ailleurs, à la page 182, le narrateur s’adresse soudainement au lecteur pour lui dire qu’il s’agit du roman de Brian :
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les actions de Brian Ferland dans cette histoire. Notre narration s’est tenue trop loin, trop longtemps de la pensée de ce personnage – dont le livre aurait peut-être dû, finalement, porter le nom.
p. 182
Sincèrement persuadé d’être la victime d’ouvriers mal avisés et le héros qui, « en préservant des emplois à Roberval, [agit] pour le bien de tous, pour la société » (p. 183), l’entrepreneur s’empare des médias et réécrit le scénario pour qu’il corresponde au sien.
L’opinion des touristes, des propriétaires de terrains en bordure du lac tourne avec les vents du mois de juillet. L’estime qu’on a pour les grévistes chute d’aplomb, l’animateur sur les nerfs de l’émission du matin la plus écoutée à la radio régionale fait fréquemment sa montée de lait sur le sujet.
p. 144
Les piqueteurs se retrouvent alors dans le rôle des méchants, car ils ruinent le bon fonctionnement de l’économie capitaliste.
Manger les riches ou mourir de faim
Le tout mène finalement au suicide du chef des ouvriers Jacques Fauteux, à bout suivant l’annonce par Ferland du lock-out[3], puis à un violent affrontement entre les employés de la Scierie et les forestiers de Desbiens[4] au cours duquel le personnage principal Querelle perd la vie.
La mort de ce dernier constitue un point de rupture. Pour ce qui est de la forme, le livre, qui avait jusqu’alors adopté une approche réaliste (mis à part quelques « décrochages »), prend un virage totalement surréaliste[5]. En ce qui concerne la narration, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase pour les travailleurs. Ils débarquent chez les Ferland, tuent les deux enfants et kidnappent les patrons pour en faire un méchoui[6].
La minuterie de Judith sonne, elle saisit sa chaudière pleine d’une épaisse sauce brune pour étendre la marinade sur le méchoui à l’aide d’un gros pinceau à viande. Avec Charlish, elle surveille la cuisson. Sur de grandes broches ramassées dans les cuisines du Palais Roberval, ils ont empalé, moitié vivants moitié morts, encore estourbis par les coups de pied-de-biche, Brian et Anne-France.
Suivant une sagesse ancienne, une rumeur étymologique bien connue, ils ont, en forçant à plusieurs, en y allant par à-coups et en tentant de garder le bon angle afin que la tige de métal soutienne bien les carcasses, ne bloque pas contre un os, embroché les patrons de la barbe au cul. Côte à côte, sur un feu de bois immense, ils grillent depuis plusieurs heures. Judith a préparé elle-même la marinade – en diluant de la sauce barbecue du Costco avec du vin et un peu d’eau –, qu’elle verse sur leur peau croustillante à mesure que la cuisson avance. Ça sent bon, la viande sera bientôt prête. En passant près du brasier, Jézabel se demande laquelle, de la chair du mari ou de la femme, aura la meilleure saveur.
p. 261
Financièrement et mentalement appauvris, incapables de gagner leur croûte, les journaliers mis en scène dans le roman Querelle de Roberval de Kevin Lambert en sont finalement réduits à manger « la peau croustillante » de ceux qui leur pilent sur la tête pour s’élever. Voilà comment on en arrive à de telles extrémités : quand le peuple n’a plus rien à manger, il mange les riches[7].
Se procurer Querelle de Roberval

[1] La citation est reprise par Pierre-Gaspard Chaumette dans son discours prononcé le 14 octobre 1793, soit à l’époque de la Révolution française. Ainsi naît la tradition militante anticapitaliste. L’expression fera ensuite son chemin dans la culture populaire (p. ex., dans la chanson éponyme d’Aerosmith et le film Eat the Rich de 1987). Pour en savoir plus à ce sujet, voir la vidéo « Eat the Rich! Stories About the Wealthy, Explained » de la chaîne YouTube The Take (11 août 2020) ou lire l’article « How “Eat the Rich” Became the Rallying Cry for the Digital Generation » de Talia Lavin (GQ, 5 novembre 2019).
[2] Kevin Lambert, Querelle de Roberval, Montréal, Héliotrope, 2018, 288 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront simplement indiquées par le numéro de page pertinent.
[3] On parle de grève si les salariés cessent de travailler; on parle de lock-out si l’employeur refuse de fournir du travail à ses employés.
[4] Les forestiers de Desbiens sont eux-mêmes sans travail puisque leur industrie dépend de la Scierie. Ils en veulent donc aux « méchants » ouvriers de cette dernière.
[5] Il s’agit bien d’une fin surréaliste et non irréaliste. Un dénouement irréaliste serait illogique, ne ferait pas de sens. Au contraire, une conclusion dans la lignée du mouvement intellectuel et artistique surréaliste « [dégage] la réalité supérieure » (Usito, « surréalisme », page consultée le 7 novembre 2020); elle est plus « vraie » que le réel.
[6] Le choix du repas – le méchoui – n’est pas anodin. Les Ferland sont ainsi assimilés à des porcs (au Québec, on fait plus souvent des méchouis de cochon que d’agneau ou de mouton), des animaux et des « personne[s] dont la saleté, le comportement ou l’attitude suscit[ent] le dégoût » (Usito, « porc », page consultée le 7 novembre 2020).
[7] Sur un sujet similaire, voir mon article « Le pain quotidien des pauvres durant la pandémie : ce que nous apprend Oscar De Profundis de Catherine Mavrikakis ».