Couverture d'origine du Père Goriot de Balzac

L’argent mène le monde dans Le père Goriot de Balzac

Dans Le père Goriot (1834) – l’une des Scènes de la vie privée de La Comédie humaine –, Honoré de Balzac pose un regard acéré sur la société matérialiste parisienne de l’époque. Un jugement moral critique est formulé indirectement grâce au contraste établi par l’auteur français entre les pauvres et les riches. Cette opposition atteint son paroxysme dans la situation finale du roman, qui coïncide avec l’enterrement du personnage éponyme. Le lecteur est alors appelé à comparer dans l’extrait 1) la nature et l’ampleur du discours narratif sur la pauvreté et la richesse; et 2) le destin du père Goriot à celui du jeune héros Eugène de Rastignac.

L’expression de la pauvreté et de la richesse

La pauvreté dans toute sa splendeur sémantique

La fin du roman fait écho à son début. Tout comme l’incipit est une longue description de l’état pitoyable de la Maison-Vauquer, le milieu de vie du père Goriot, la situation finale décrit en long et en large l’enterrement misérable du vieil homme.

Quand le corbillard vint, Eugène fit remonter la bière, la décloua, et plaça religieusement sur la poitrine du bonhomme une image qui se rapportait à un temps où Delphine et Anastasie étaient jeunes, vierges et pures, et ne raisonnaient pas, comme il l’avait dit dans ses cris d’agonisant. Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls, avec deux croque-morts, le char qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont, église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève. Arrivé là, le corps fut présenté à une petite chapelle basse et sombre, autour de laquelle l’étudiant chercha vainement les deux filles du père Goriot ou leurs maris. Il fut seul avec Christophe, qui se croyait obligé de rendre les derniers devoirs à un homme qui lui avait fait gagner quelques bons pourboires. En attendant les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau, Rastignac serra la main de Christophe, sans pouvoir prononcer une parole.

– Oui, monsieur Eugène, dit Christophe, c’était un brave et honnête homme, qui n’a jamais dit une parole plus haut que l’autre, qui ne nuisait à personne et n’a jamais fait de mal.

Les deux prêtres, l’enfant de chœur et le bedeau vinrent et donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis. Les gens du clergé chantèrent un psaume, le Libera, le De profundis. Le service dura vingt minutes. Il n’y avait qu’une seule voiture de deuil pour un prêtre et un enfant de chœur, qui consentirent à recevoir avec eux Eugène et Christophe.

– Il n’y a point de suite, dit le prêtre, nous pourrons aller vite, afin de ne pas nous attarder, il est cinq heures et demie.

Cependant, au moment où le corps fut placé dans le corbillard, deux voitures armoriées, mais vides, celle du comte de Restaud et celle du baron de Nucingen, se présentèrent et suivirent le convoi jusqu’au Père-La-Chaise. À six heures, le corps du père Goriot fut descendu dans sa fosse, autour de laquelle étaient les gens de ses filles, qui disparurent avec le clergé aussitôt que fut dite la courte prière due au bonhomme pour l’argent de l’étudiant. Quand les deux fossoyeurs eurent jeté quelques pelletées de terre sur la bière pour la cacher, ils se relevèrent, et l’un d’eux, s’adressant à Rastignac, lui demanda leur pourboire. Eugène se fouilla, il n’avait plus rien, et fut forcé d’emprunter vingt sous à Christophe. Ce fait, si léger en lui-même, détermina chez Rastignac un accès d’horrible tristesse.

Honoré de Balzac, Le père Goriot, Bibliothèque électronique du Québec (BeQ), coll. « À tous les vents », 1834, p. 522-524.

En combinant les champs sémantiques de l’argent et du temps, Balzac dépeint de pauvres funérailles. Payées par les étudiants Rastignac et Christophe, elles ont lieu dans une « église peu distante de la rue Neuve-Sainte-Geneviève », un quartier défavorisé, dans une « petite chapelle basse et sombre ». La cérémonie est expédiée par les deux prêtres qui « donnèrent tout ce qu’on peut avoir pour soixante-dix francs dans une époque où la religion n’est pas assez riche pour prier gratis ». Le service ne dure donc que « vingt minutes », car « il n’y a point de suite »; l’enfant de chœur et le bedeau peuvent « aller vite », « ne pas [s’]attarder ». Le corps est mis en terre en une trentaine de minutes, puisqu’il est « cinq heures et demie » à la fin du service et « six heures » quand le cadavre « [est] descendu dans sa fosse ». On termine le tout avec une prière que l’on dit « courte » et les représentants de Delphine et d’Anastasie quittent « aussitôt » l’affaire achevée. Cette verbosité pour décrire la fatalité des pauvres vise à provoquer l’empathie du lecteur pour eux.

La richesse en quelques pauvres mots

Lorsque le narrateur pointe l’absence de Delphine et d’Anastasie – qui représente ici la classe privilégiée –, il ne s’y attarde pas; il n’y consacre réellement que deux phrases, qui mentionnent l’arrivée et le départ des véhicules vides de leurs maris. Si l’absence des deux membres de la famille se distingue, c’est par son opposition avec la présence de Rastignac et de Christophe, deux connaissances peu fortunées. On amène habilement le lecteur à prendre note de cette comparaison défavorable aux riches : d’abord, en indiquant qu’Eugène « cherch[e] vainement les deux filles du père Goriot »; ensuite, en insistant sur le fait que les deux étudiants sont les seuls à être venus (« Rastignac et Christophe accompagnèrent seuls »; « Il [Rastignac] fut seul avec Christophe »; « une seule voiture de deuil »).

Et alors que le narrateur rappelle sans arrêt le manque d’argent de Goriot, de Rastignac et de Christophe, il évoque la richesse par le seul adjectif « armoriées » pour qualifier les voitures. Cette économie de mots (une « absence » qui fait écho à celle des filles) semble refléter la superficialité du caractère prêtée aux gens fortunés. Le contraste entre la loquacité du narrateur en ce qui concerne les pauvres et sa retenue apparemment calculée envers les riches révèle subrepticement son opinion. De la même manière que les riches filles n’ont pas de temps à perdre avec les funérailles de leur pauvre père, il leur accorde peu de temps (et donc d’importance) dans son discours. Quand il mentionne – presque en passant – les « deux voitures armoriées, mais vides », il décrit en fait la haute société : belle et luxueuse, mais vide à l’intérieur.

L’enterrement des hommes honnêtes

Le destin de Goriot, le pauvre homme

Le père Goriot est la conclusion de la trajectoire descendante du personnage éponyme. À une époque antérieure au livre, le père Goriot était riche, ayant fait fortune comme vermicellier durant la Révolution française. Au début du récit, il est déjà contraint de vivre très modestement, ses filles Delphine de Nucingen et Anastasie de Restaud – pour qui il est prêt à tout en échange de la plus petite attention – lui ayant siphonné son argent. Le peu qu’il lui reste, il le dépensera pour elles au cours du roman. À la fin de l’œuvre, il est si pauvre qu’il n’a droit qu’à un enterrement à « soixante-dix francs ».

Voici, nous dit le texte sans le dire explicitement, le destin qui attend le pauvre et honnête homme. En effet, un lien est établi entre la pauvreté et l’honnêteté à travers la description du père Goriot. Dans le bout de phrase « le char qui menait le pauvre homme à Saint-Étienne-du-Mont », on l’appelle le « pauvre homme ». Le choix de l’adjectif n’est pas anodin. À un premier niveau, on emploie le mot « pauvre » dans le sens de « qui inspire de la pitié, de la commisération[1] ». À un second niveau, Goriot est aussi un pauvre homme en termes financier.

Cela dit, une troisième signification émerge de l’expression à travers son association aux autres qualificatifs utilisés pour évoquer le père dans l’extrait. Deux fois, on réfère à lui en tant que « bonhomme », où l’on peut lire « bon homme ». Cette idée est renforcée par le fait que Christophe le dépeint comme un « brave et honnête homme ». Le lecteur peut alors comprendre par « pauvre homme » que Goriot est un pauvre homme honnête, un pauvre homme parce qu’honnête. Par un choix judicieux des mots, l’auteur nous conduit à ressentir de la pitié pour le personnage, la figure représentative du miséreux.

L’avenir de Rastignac, l’homme malhonnête

Si Goriot est un pauvre honnête, le riche – en tout point son contraire – est donc, par extension, malhonnête. C’est ce que semble indiquer le roman, qui s’achève sur le nouveau départ prometteur du protagoniste Eugène de Rastignac, jusqu’alors un simple étudiant sans-le-sou.

Le jour tombait, il n’y avait plus qu’un crépuscule qui agaçait les nerfs; il regarda la tombe et y ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur, une de ces larmes qui, de la terre où elles tombent, rejaillissent jusque dans les cieux. Il se croisa les bras et contempla les nuages. Christophe le quitta. Rastignac, resté seul, fit quelques pas vers le haut du cimetière et vit Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses :

– À nous deux maintenant!

Il revint à pied rue d’Artois, et alla dîner chez madame de Nucingen.

p. 524-525

Quand Eugène « ensevelit sa dernière larme de jeune homme, cette larme arrachée par les saintes émotions d’un cœur pur », on peut y lire qu’il verse sa dernière larme « honnête ». Du cimetière où est enterré Goriot et, métaphoriquement, son cœur pur (noter l’utilisation du verbe « ensevelir » en relation avec les pleurs plutôt que d’un mot plus neutre et commun tel que « verser »), il contemple ensuite « ce beau monde dans lequel il avait voulu pénétrer » et déclare « À nous deux maintenant! », déterminé à conquérir Paris. Il sait que pour faire fortune, il faut être prêt à « en pomper le miel », comme les filles de Goriot ont pompé leur père de ses économies. Autrement dit, il doit enterrer l’honnête homme qu’il est s’il veut réussir dans cette société matérialiste où l’argent mène le monde[2]. En somme, la situation finale du roman Le père Goriot d’Honoré de Balzac présente l’enterrement de deux hommes honnêtes : celui de Goriot et celui de Rastignac.

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[1] Usito, « pauvre », consulté le 15 février 2021.

[2] Les autres romans de la Comédie humaine dans lesquels Rastignac apparaît ou est mentionné tendent à le confirmer. L’étudiant en droit connaîtra un immense succès en adoptant une attitude « malhonnête ». Pour des exemples plus concrets de sa réussite, voir la « chronologie de Rastignac » sur la page Wikipédia appropriée.

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