L’auteur québécois Marc-Antoine K. Phaneuf est connu pour son amour des listes et des inventaires, tel que le démontrent ses ouvrages Téléthons de la Grande Surface (2008) et Cavalcade en cyclorama (2013) parus chez Le Quartanier. Il récidive avec le Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne[1].
Un drôle d’objet
Une première version du Carrousel est parue en 2010 sous la forme d’un livre-objet à tirage limité. Phaneuf a poursuivi l’exercice d’écriture amorcé en 2009 jusqu’en 2020 – c’est pourquoi on retrouve des affirmations contemporaines comme « On attrape le coronavirus quand on regarde un film de Tom Hanks[2] » (p. 84) –, année où il publie ce qu’il appelle son « œuvre-monde » aux éditions La Peuplade.
Bien que le présent ouvrage ne soit pas un livre d’artiste comme son prédécesseur, il demeure un drôle d’objet, difficile à catégoriser. L’éditeur évite de lui attribuer un genre en le publiant « hors-collection ». En ce qui me concerne, il s’agit d’une œuvre poétique. Bien que le texte ne soit pas opaque comme tend à l’être souvent la poésie, il y a un travail formel conséquent.
La vérité (ou non)
Le Carrousel est composé d’énoncés qui se présentent comme des vérités. Dans son livre, Phaneuf met sur un pied d’égalité toutes sortes d’affirmations :
- Des faits vérifiables (p. ex., « Anna et Bob sont des palindromes[3] », p. 196);
- Des proverbes, des maximes, des dictons, des adages, etc. (p. ex., « Les chats retombent toujours sur leurs pattes », p. 347)
- Des croyances (p. ex., « Quiconque brise un miroir connaîtra sept ans de malheur », p. 303)
- Des préjugés répandus (p. ex., « Les policiers mangent des quantités considérables de beignes », p. 40);
- Des confusions possibles (p. ex., « Accrocher son manteau sur une panthère[4] peut être périlleux », p. 172);
- Des euphémismes (p. ex., « La roulette russe est un jeu décourageant », p. 12)
- Des mensonges (p. ex., « Les enfants uniques sont plus à risque de faire une mononucléose[5] », p. 91);
- Etc.
En procédant ainsi, l’écrivain souligne la relativité de la vérité, dans le sens où, par exemple, ce qui apparaît comme un préjugé éhonté pour l’un peut s’avérer une vérité irréfutable dans l’esprit de quelqu’un d’autre. De même, ce qui est faux peut être vrai aux yeux d’une personne qui ne sait pas.
Tourner en rond
Le carrousel est un manège qui tourne en rond sur lui-même. Dans son livre, Phaneuf exploite la répétition sous différentes formes afin de créer un effet circulaire.
- Des professions, des nationalités, des animaux, des groupes, des sujets, etc., sont convoqués encore et encore, de liste en liste;
- Des formules se répètent (p. ex., les prostitués, les pervers, les missionnaires, les hémophiles, les Afghans, les mariés trop enthousiastes et les goujats « meurent sans préambule », p. 20, 26, 58, 88, 115, 264, 291);
- Des phrases se font échos (p. ex., « Les femmes dites queers ont du poil sur la poitrine », p. 91, et « Les hommes dits queers sont entièrement imberbes », p. 97);
- Etc.
La circularité de l’œuvre dénote une absence de progrès. C’est que la quête de vérité ne mène à rien quand celle-ci peut si facilement se transformer, se perdre, se démentir.
Les référents des uns ne sont pas ceux des autres
Le livre de Phaneuf apparaît simple à la lecture, mais s’avère incroyablement riche au second coup d’œil. En effet, les références, de natures variées (populaires, littéraires, scientifiques, etc.) abondent et dotent des phrases faussement banales d’un sens plus profond. Comme chaque lecteur a une expérience et donc des référents différents, la pleine signification d’un même énoncé pourra frapper l’un et échapper à l’autre.
En tant qu’amoureuse des mots, je dois admettre un faible pour les vérités qui renvoient à des jeux de mots, à des expressions du langage et à des œuvres littéraires. Voici une courte sélection de mes affirmations préférées :
Toutes les Martine sont toujours à la plage[6].
p. 186
Les arômes de moutarde forte montent facilement au nez[7].
p. 280
Les femmes qui portent des dreadlocks se plaisent à méduser les inconnus[8].
p. 310
Il est interdit d’écrire le nom Napoléon sur un cochon en France[9].
p. 321
La crème de la crème finit par devenir, tout simplement, du beurre[10].
p. 349
Longue suite de « vérités » qui tournent en rond, le Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne de Marc-Antoine K. Phaneuf porte assurément bien son nom. Il s’agit d’un intéressant exercice littéraire truffé de petites gemmes.
Se procurer Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne
[1] Marc-Antoine K. Phaneuf, Carrousel encyclopédique des grandes vérités de la vie moderne, Saguenay, Le Peuplade, 2020, 368 p. Désormais, les références à cet ouvrage seront indiquées par le numéro de page pertinent.
[2] L’énoncé renvoie au fait que Tom Hanks est l’une des premières célébrités ayant contracté la COVID-19.
[3] Un palindrome est un mot ou un groupe mots que qui se lit pareillement de gauche à droite ou de droite à gauche.
[4] L’énoncé joue avec la confusion possible entre la « patère » – le portemanteau – et la « panthère » – l’animal.
[5] L’énoncé crée une fausse association entre « enfant unique » et « mononucléose », par l’intermédiaire du préfixe « mono », qui signifie « seul, unique ».
[6] L’énoncé fait référence au roman Martine à la plage (La Mèche, 2012) de Simon Boulerice, voire à quelques-unes des aventures de Martine de la série pour enfants de Gilbert Delahaye et de Marcel Marlier.
[7] L’énoncé fait référence à l’expression « la moutarde lui monte au nez ».
[8] L’énoncé fait une association entre les dreadlocks et les serpents de la chevelure de la figure mythologique de Méduse, qui fige ses victimes en les transformant en pierre.
[9] L’énoncé fait référence au cochon-dictateur de La ferme des animaux de George Orwell, qui s’appelle Napoléon. Pour savoir de quoi il retourne plus précisément, voir ma dissertation sur le classique de la science-fiction Animal Farm.
[10] L’énoncé joue avec l’expression « la crème de la crème » et le fait qu’on utilise de la crème pour faire du beurre.