Les Fleurs du mal, 1857, annoté

Décortiquer l’analyse littéraire d’un spleen baudelairien

Les Fleurs du mal – d’abord intitulé Les lesbiennes, puis Les limbes – est la grande œuvre du poète Charles Baudelaire (1821-1867). Le recueil se divise en 6 sections. Avec un total de 86 poèmes dans son édition de 1861[1], la première section, « Spleen et idéal », est la plus importante quantitativement. Quatre de ses poèmes portent le nom de Spleen. Ils sont uniquement départagés par leur nombre : LXXV, LXXVI, LXXVII et LXXVIII. Mon analyse s’attarde au dernier de ceux-ci.

Plutôt que de présenter le résultat final de mon analyse sous une forme organisée de façon conventionnelle, comme une dissertation ou un essai, je vais essayer de procéder strophe par strophe, afin que le lecteur puisse suivre l’évolution de ma réflexion. Je souhaite ainsi démystifier le processus d’analyse littéraire poétique et possiblement aider, par exemple, les étudiants qui passeraient par ici et ne sauraient pas exactement par où commencer.

Le Spleen LXXVIII

Le Spleen LXXVIII va comme suit :

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l’horizon embrassant tout le cercle
II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ;

Quand la terre est changée en un cachot humide,
Où l’Espérance, comme une chauve-souris,
S’en va battant les murs de son aile timide
Et se cognant la tête à des plafonds pourris ;

Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D’une vaste prison imite les barreaux,
Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

Des cloches tout à coup sautent avec furie
Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,
Ainsi que des esprits errants et sans patrie
Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,
Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir,
Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique,
Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Poulet-Malassis et de Broise, 1861, p. 176-177.

Ma lecture : l’esprit, une prison

La forme générale

D’un point de vue formel, je note que le poème est composé de 5 quatrains qui adoptent tous des rimes croisées de type ABAB. Les 20 vers, quant à eux, prennent la forme d’alexandrins. Le texte est constitué d’une phrase, qui commence à la première strophe et se termine à la quatrième, et d’une réplique, soit la cinquième et dernière strophe.

Le titre

Avant de me plonger dans le texte, je m’attarde au titre, Spleen. Le spleen, mot inventé par Baudelaire pour désigner son mal-être[2], se définit comme un « état affectif, plus ou moins durable, de mélancolie sans cause apparente et pouvant aller de l’ennui, la tristesse vague au dégoût de l’existence[3] ». Cette définition guidera ma lecture.

La première strophe

Le premier quatrain évoque le ciel, mais dès le premier vers – « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle » –, le narrateur lui attribue une lourdeur inhabituelle. En effet, il insiste sur l’idée de pesanteur en faisant se suivre les termes « lourd » et « pèse ». Il fait donc du ciel, typiquement associé à la légèreté de l’air, quelque chose de très lourd. Plus encore, le ciel est associé à un couvercle grâce à une comparaison.

Le ciel/couvercle se referme « Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis, ». À première vue, plusieurs définitions du mot « ennui » semblent convenir à la situation. Cela dit, si je prends en considération le titre du poème, une définition s’impose, synonyme de spleen : « Sentiment de lassitude, d’abattement moral accompagné d’une impression de vide et d’inutilité, sans cause précise, qui fait qu’on perd tout intérêt, tout plaisir[4] ».

La virgule marquant la fin du second vers et le « Et » débutant le troisième indique qu’une nouvelle idée est introduite, venant compléter la précédente. Ainsi, le vers « Et que de l’horizon embrassant tout le cercle » poursuit la métaphore débutée. L’horizon renvoie au ciel/couvercle et le cercle à la forme du couvercle, que celui-ci vient recouvrir en se refermant. Cette dernière association est d’ailleurs renforcée par la rime croisée en « ercle ».

L’auteur continue avec le ciel dans le vers « II nous verse un jour noir plus triste que les nuits ; » avec les mentions au jour et à la nuit, deux « états » du ciel. Le caractère négatif du jour est appuyé par l’oxymore « jour noir », puis réappuyé par l’idée que cette noirceur est « plus triste que les nuits ». Ainsi, le ciel du jour est plus sombre que le ciel de la nuit.

La deuxième strophe

Le second quatrain poursuit la phrase abordée au premier, tel que le signale l’emploi du point-virgule plutôt que d’un point pour terminer le quatrième vers. Avec le vers « Quand la terre est changée en un cachot humide, », la terre – premier élément évoqué dans cette strophe et le principal de cette dernière – devient un « cachot ». La métaphore de la prison commence à se dessiner.

Dans « Où l’Espérance, comme une chauve-souris, », le narrateur effectue un rapprochement entre l’Espérance et la chauve-souris à travers une comparaison. Par extension, il associe l’Espérance, le sujet de la seconde strophe, à l’esprit gémissant, celui de la première strophe, en évoquant l’élément aérien de celle-ci grâce à la chauve-souris, un animal volant. Ainsi, la prison enferme l’Espérance – avec un E majuscule, ce qui lui donne une plus grande importance. Le narrateur ne parle donc pas d’une espérance en particulier, mais de toute espérance, celle de « l’esprit gémissant ». Sinon, il vient également renforcer la noirceur avec la chauve-souris, car c’est un animal nocturne reconnu, qui vit dans des endroits sombres.

Le sentiment de claustrophobie mentale apparaît de plus en plus évident avec cette strophe. Dans le premier quatrain, le ciel est « bas »; il pèse/se referme comme un couvercle sur l’esprit gémissant « en proie ». Dans le second, la chauve-souris se cogne contre les murs et les plafonds pourris de son cachot humide.

Par ailleurs, le fait que la chauve-souris « S’en va battant les murs de son aile timide / Et se cognant la tête à des plafonds pourris ; » suggère une tentative de s’échapper, quoique celle-ci est décrite comme « timide », probablement au sens de « manque de vigueur[5] ». Néanmoins, le sujet n’est pas complètement passif face à son sort. Il n’est pas complètement immobile.

La troisième strophe

La troisième strophe poursuit la phrase de la première et de la deuxième, comme le montre le point-virgule à la fin du dernier vers du second quatrain. Encore une fois, l’écrivain commence avec un « Quand » : « Quand la pluie étalant ses immenses traînées ». Il s’agit d’une anaphore. Elle crée un effet de symétrie, mais surtout de renforcement. Pour être plus précis, elle renforce ici le propos plusieurs fois réitéré, celui d’un esprit prisonnier.

L’eau – subtilement amenée dans le premier quatrain avec le verbe « verser » et dans le second quatrain avec les images de « cachots humides » et de « plafonds pourris » (qui peut supposer des dommages par l’eau) – devient l’élément principal du troisième quatrain avec « la pluie ».

Le narrateur l’utilise pour continuer la métaphore de l’emprisonnement, puisque c’est la pluie qui forme les barreaux de la prison : « Quand la pluie étalant ses immenses traînées / D’une vaste prison imite les barreaux, ». Les araignées de « Et qu’un peuple muet d’infâmes araignées » y contribuent, car leur toile est littéralement un « piège de soi[6] ». Aussi, l’esprit est pris dans leurs « filets », un outil qui sert à capturer et à retenir une proie.

Comme des plafonds sont mentionnés à la strophe précédente et que le dernier vers du troisième quatrain – « Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux, » – se termine par « cerveaux » (ce qui renvoie au mental), je crois que Baudelaire choisit l’araignée afin de renvoyer à l’expression « avoir une araignée au plafond », qui signifie « être dérangé, un peu fou[7] ». Dans cette métaphore, le plafond fait référence à la boîte crânienne[8].

Qui plus est, l’expression date du milieu du 19e siècle, ce qui concorde plus ou moins avec les années de publication des Fleurs du mal. Elle est alors surtout employée par les prostituées parisiennes, sur lesquelles l’auteur a beaucoup de choses à dire dans son œuvre. Il ne semble donc pas anodin qu’il utilise le mot « traînées », synonyme de prostituée, et le qualificatif « infâmes », dont l’un des sens est « dont la conduite ou les actes […] sont jugés moralement condamnables[9] » pour décrire les araignées.

La quatrième strophe

Bien que la quatrième strophe poursuive la phrase, elle rompt avec la structure anaphorique des trois précédents quatrains. La strophe entière est une comparaison, où le narrateur associe le hurlement des cloches en furie (« Des cloches tout à coup sautent avec furie / Et lancent vers le ciel un affreux hurlement, ») aux gémissements opiniâtres des esprits errants et sans patrie (« Ainsi que des esprits errants et sans patrie / Qui se mettent à geindre opiniâtrement.).

Le narrateur en revient au ciel, le couvercle qui se referme sur l’esprit gémissant. D’ailleurs, une « cloche » est aussi une sorte de couvercle, dans le sens de couvre-plat[10]. Sinon, le lien est confirmé par le rappel au sujet du premier quatrain avec les esprits errants qui geignent.

Le fait que les cloches sonnent « avec furie » et que les esprits geignent « opiniâtrement », soit « qui se manifeste, qui se poursuit avec persévérance, ténacité[11] », suggère une résistance. L’esprit prisonnier, qui cherchait timidement à s’échapper dans la deuxième strophe, se débat furieusement « tout à coup », tel un condamné qui a un soudain regain de vie avant de mourir. Il s’agit cependant d’un dernier sursaut de rébellion, puisque les cloches « sonnent le glas »; elles annoncent une fin imminente[12]. La forme du poème reflète d’ailleurs cette fin, puisque la phrase amorcée au premier vers s’achève ici. En ce sens, les quatre strophes forment une longue phrase où l’esprit prisonnier se meurt lentement.

La cinquième strophe

La dernière strophe tend à confirmer cette lecture, puisque le texte passe du bruit furieux au silence complet de la mort, clairement évoquée par la mention aux corbillards : « — Et de longs corbillards, sans tambours ni musique, ». Pendant quatre strophes composant une longue phrase, l’esprit prisonnier se mourrait. Dans cette nouvelle phrase ayant la forme d’une réplique (indiquée par le tiret long) à la première personne (indiquée par les déterminants possessifs « mon »), l’esprit est finalement mort.

L’esprit est suggéré avec des mots comme « âme » et « crâne », mais aussi indirectement avec l’Espoir et l’Angoisse : « Défilent lentement dans mon âme ; l’Espoir, / Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. ». L’Espoir – avec un E majuscule –, qui renvoie à l’Espérance de la deuxième strophe et, par extension, à toute espérance de l’esprit gémissant, est « vaincu ».

L’Angoisse – avec un A majuscule –, atroce et despotique (qui sous-entend une domination tyrannique[13]), l’a emporté sur l’esprit du narrateur. Comme les explorateurs de jadis revendiquaient un territoire, elle plante son drapeau noir sur le crâne « incliné », c’est-à-dire qui « s’incline devant », « se reconnaî[t] vaincu; se soume[t] à, se résign[e][14] ». Par ailleurs, le narrateur souligne d’autant plus le sort funeste de « [s]on » esprit et de son espérance en faisant rimer l’Espoir avec le « noir » du drapeau fatal, qui est aussi le mot final du poème.

Comment interpréter un poème

Cette analyse d’un spleen de l’auteur français Charles Baudelaire révèle plusieurs éléments auxquels il faut porter attention en lisant un poème :

  • Le type des rimes (croisées, ABAB) et quel mot rime avec lequel (p. ex., couvercle rime avec cercle, ce qui vient connoter le second terme);
  • La ponctuation (elle révèle notamment que le poème est constitué d’une phrase et d’une réplique);
  • Les figures de style (p. ex., la comparaison entre le ciel et le couvercle; la métaphore de l’esprit prisonnier; l’oxymore « jour noir »);
  • Les champs lexicaux et sémantiques (p. ex., de la prison, de l’esprit, des éléments);
  • Les définitions des mots (p. ex., spleen, ennui, toile d’araignée);
  • Les doubles sens (p. ex., le terme « traînée » au sens de « trace » et de « prostituée »);
  • Les expressions déguisées (p. ex., « avoir une araignée au plafond »).

C’est en se demandant ce que ces éléments, entre autres choses, signifient que l’on peut extraire du sens d’une œuvre poétique. Et encore, je suis sûre qu’il y a des sens qui m’ont échappé ici, car c’est là la beauté de la poésie : elle est polysémique.

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[1] Les Fleurs du mal paraît pour la première fois en 1855. Le recueil comporte alors 18 poèmes seulement.

[2] Baudelaire représente bien l’archétype du poète maudit : endettement, drogue, tentative de suicide…

[3] Usito, « spleen », consulté le 3 août 2021.

[4] Usito, « ennui », consulté le 3 août 2021.

[5] Usito, « timide », consulté le 3 août 2021.

[6].Usito, « araignée », consulté le 3 août 2021.

[7] Usito, « araignée », consulté le 3 août 2021.

[8] Linternaute, « Avoir une araignée au plafond », consulté le 3 août 2021.

[9] Usito, « infâme », consulté le 3 août 2021.

[10] Usito, « cloche », consulté le 3 août 2021.

[11] Usito, « opiniâtre », consulté le 3 août 2021.

[12] Usito, « glas », consulté le 3 août 2021.

[13] Usito, « despotique », consulté le 3 août 2021.

[14] Usito, « incliner », consulté le 3 août 2021.

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