ORWELL, George, La ferme des animaux, Gallimard, coll. « Folio », 1984 [1945], 160 p.

L’éternel retour du même dans Animal Farm de George Orwell

La novella de science-fiction Animal Farm[1] (La ferme des animaux[2] en français) de George Orwell est le parfait exemple de la nature paradoxale du temps de la fin, c’est-à-dire celui de la fin des temps. Pour être plus précis, la fin du temps sagittal, soit du temps historique, qui s’écoule vers l’avant de façon linéaire[3]. Selon cette conception traditionnelle, un même événement ne peut pas avoir lieu deux fois. Le temps de la fin, parce qu’il met fin à ce temps, parce qu’il est paradoxal, admet cette possibilité : l’Apocalypse va arriver, est déjà arrivée et arrive, tout à la fois. C’est pourquoi on associe le temps apocalyptique au temps cyclique, soit un temps non régi par la durée (Chassay, p. 241-242). Autrement dit, le temps cyclique, aussi dit temps circulaire, renvoie à l’éternel retour du présent. C’est ainsi que se présente le temps dans l’œuvre qui nous intéresse, comme le démontre une répétition volontaire et systématique des mêmes histoires à travers tout le roman ainsi que de l’Histoire à l’échelle du texte dans son intégralité.

« Un certain 21 juin eut lieu en Angleterre la révolte des animaux. Les cochons dirigent le nouveau régime. Snowball et Napoléon, cochons en chef, affichent un règlement :

« Tout ce qui est sur deux jambes est un ennemi. Tout ce qui est sur quatre jambes ou possède des ailes est un ami. Aucun animal ne portera de vêtements. Aucun animal ne dormira dans un lit. Aucun animal ne boira d’alcool. Aucun animal ne tuera un autre animal. Tous les animaux sont égaux. »

Le temps passe. La pluie efface les commandements. L’âne, un cynique, arrive encore à déchiffrer :

« Tous les animaux sont égaux, mais (il semble que cela ait été rajouté) il y en a qui le sont plus que d’autres. » »

Toujours la même histoire

En lisant Animal Farm, on réalise bien vite que le roman n’est qu’une suite de répétitions des mêmes épisodes. En ce sens, on peut dire en quelque sorte qu’un même événement peut avoir lieu plus d’une fois. Par exemple, à chaque fois que la ferme est frappée d’une catastrophe X, le cheval Boxer déclare « I will work harder », ce qui inspire ses congénères. C’est la même chose en ce qui concerne la réécriture progressive des sept commandements de l’animalisme. Après la rébellion initiale, ceux-ci sont établis et mis par écrit :

THE SEVEN COMMANDMENTS
  1. Whatever goes upon two legs is an enemy.
  2. Whatever goes upon four legs, or has wings, is a friend.
  3. No animal shall wear clothes.
  4. No animal shall sleep in a bed.
  5. No animal shall drink alcohol.
  6. No animal shall kill any other animal.
  7. All animals are equal.
p. 14-15

Cela dit, les animaux n’ont pas une très bonne mémoire et peu d’entre eux savent lire. C’est pourquoi lorsqu’ils se mettent à douter, on demande à Muriel de lire les commandements. À chaque fois, le commandement mis en doute a été réécrit par Squealer sous les ordres de Napoleon.

Nevertheless, some of the animals were disturbed when they heard that the pigs not only took their meals in the kitchen and used the drawing-room as a recreation room, but also slept in the beds. Boxer passed it off as usual with “Napoleon is always right!”, but Clover, who thought she remembered a definite ruling against beds, went to the end of the barn and tried to puzzle out the Seven Commandments which were inscribed there. Finding herself unable to read more than individual letters, she fetched Muriel.

“Muriel,” she said, “read me the Fourth Commandment. Does it not say something about never sleeping in a bed?”

With some difficulty Muriel spelt it out.

“It says, ‘No animal shall sleep in a bed with sheets,”’ she announced finally.

Curiously enough, Clover had not remembered that the Fourth Commandment mentioned sheets; but as it was there on the wall, it must have done so.

p. 35-36

A few days later, when the terror caused by the executions had died down, some of the animals remembered — or thought they remembered — that the Sixth Commandment decreed “No animal shall kill any other animal.” And though no one cared to mention it in the hearing of the pigs or the dogs, it was felt that the killings which had taken place did not square with this. Clover asked Benjamin to read her the Sixth Commandment, and when Benjamin, as usual, said that he refused to meddle in such matters, she fetched Muriel. Muriel read the Commandment for her. It ran: “No animal shall kill any other animal WITHOUT CAUSE.” Somehow or other, the last two words had slipped out of the animals’ memory. But they saw now that the Commandment had not been violated; for clearly there was good reason for killing the traitors who had leagued themselves with Snowball.

p. 48

It was a few days later than this that the pigs came upon a case of whisky in the cellars of the farmhouse. […] By the evening of that day Napoleon was back at work, and on the next day it was learned that he had instructed Whymper to purchase in Willingdon some booklets on brewing and distilling. A week later Napoleon gave orders that the small paddock  beyond  the  orchard, which it had previously been intended to set aside as a grazing-ground for animals who were past work, was to be ploughed up. It was given out that the pasture was exhausted and needed re-seeding; but it soon became known that Napoleon intended to sow it with barley. […]

But a few days later Muriel, reading over the Seven Commandments to herself, noticed that there was yet another of them which the animals had remembered wrong. They had thought the Fifth Commandment was “No animal shall drink alcohol,” but there were two words that they had forgotten. Actually the Commandment read: “No animal shall drink alcohol TO EXCESS.”

p. 56-57

Notons que la fin du temps sagittal n’est pas absolue puisque la répétition n’est pas parfaite : le schéma des épisodes est toujours le même, mais il y a toujours une variation. Dans le cas présent, c’est toujours un nouveau commandement qui est réécrit. Ainsi, si le temps de la fin est assurément cyclique, il y a néanmoins un certain progrès narratif, même si celui-ci est subordonné à un principe de circularité.

L’Histoire se répète

Dans Animal Farm, non seulement les petites histoires se répètent, mais aussi l’Histoire avec un grand H. En effet, le récit de la novella, celui que raconte le texte pris dans son ensemble, est celui du retour au même : le livre s’achève comme il débute. Au commencement, les animaux sont maltraités sous le joug de Mr. Jones de la Manor Farm. À la fin, les cochons, ceux qui règnent tyranniquement, redonnent à la ferme son nom d’origine – Manor Farm – (p. 72) et deviennent littéralement des hommes, les animaux étant incapables de faire la différence entre les cochons et les humains originaux.

Twelve voices were shouting in anger, and they were all alike. No question, now, what had happened to the faces of the pigs. The creatures outside looked from pig to man, and from man to pig, and from pig to man again; but already it was impossible to say which was which.

p. 73

Ainsi, Animal Farm met en scène la fin d’un cycle par la rébellion des animaux, puis le déroulement de ce nouveau cycle qui se termine par le retour au pouvoir des hommes. L’Histoire et ses catastrophes se répètent. Tout n’est qu’une question de temps : l’Apocalypse est déjà arrivée par le passé, avant la rébellion des animaux; l’Apocalypse arrive chaque jour, à chaque épisode qui nie un peu plus les droits des bêtes; l’Apocalypse va arriver encore, avec le retour au pouvoir des hommes. Le cycle est sans fin.

De temps en temps

Animal Farm de George Orwell se termine ainsi sur une note tragique. Les animaux sont de retour à la case départ, la rébellion n’a servi à rien et la nouvelle génération est condamnée à revivre les mêmes horreurs. Toutefois, à bien y penser, ils n’ont qu’à s’accrocher : si le temps des hommes est revenu, celui des animaux viendra lui aussi à nouveau. À quand la prochaine rébellion?

Se procurer La ferme des animaux

ORWELL, George, La ferme des animaux, Gallimard, coll. « Folio », 1984 [1945], 160 p.
ORWELL, George, La ferme des animaux, Gallimard, coll. « Folio », 1984 [1945], 160 p.

[1] George Orwell, Animal Farm, South Australia, The University of Adelaide Library, 2014 [1945], 74 p. <https://ebooks.adelaide.edu.au/o/orwell/george/o79a/complete.html> Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses.

[2] La ferme des animaux est disponible gratuitement sur le site de la Bibliothèque électronique québécoise, collection des « Classiques du 20e siècle ».

[3] Jean-François Chassay, « L’alpha et l’oméga. Le temps catastrophique dans Des Anges mineurs d’Antoine Volodine », dans J.-F. Chassay, A. É. Cliche et B. Gervais, Des fins et des temps : Les limites de l’imaginaire, Montréal : Département d’études littéraires, Université du Québec à Montréal, Centre de recherche sur le texte et l’imaginaire, coll. Figura, vol. 12, 2005, p. 242. Désormais, les références à ce texte seront indiquées entre parenthèses avec la mention « Chassay ».

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