SÜSKIND, Patrick Le Parfum, Paris, Le Livre de Poche, 1988 [1985], 280 p.

Extrait : l’incipit du roman Le Parfum de Patrick Süskind

Le Parfum de Patrick Süskind

Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus horribles de son époque. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille. Sa naissance, son enfance furent épouvantables et tout autre que lui n’aurait pas survécu. Mais Grenouille n’avait besoin que d’un minimum de nourriture et de vêtements, et son âme n’avait besoin de rien.
Or ce monstre de Grenouille, car il s’agissait bel et bien d’un genre de monstre, avait un don, ou plutôt un nez unique au monde et il entendait bien devenir, même par les moyens les plus atroces, le Dieu tout-puissant de l’univers, car « qui maîtrisait les odeurs, maîtrisait le cœur des hommes ».
C’est son histoire, abominable… et drolatique, qui nous est racontée dans Le Parfum, un roman très vite devenu un best-seller mondial, et aujourd’hui porté à l’écran.

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L’incipit du roman

SÜSKIND, Patrick, Le parfum – Histoire d’un meurtrier, Paris, Fayard, 1985. Fac-similé numérique : https://www.fichier-pdf.fr/2013/08/01/suskind-patrick-le-parfum/suskind-patrick-le-parfum.pdf.

Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables. C’est son histoire qu’il s’agit de raconter ici. Il s’appelait Jean-Baptiste Grenouille et si son nom, à la différence de ceux d’autres scélérats de génie comme par exemple Sade, Saint-Just, Fouché, Bonaparte, etc., est aujourd’hui tombé dans l’oubli, ce n’est assurément pas que Grenouille fût moins bouffi d’orgueil, moins ennemi de l’humanité, moins immoral, en un mot moins impie que ces malfaisants plus illustres, mais c’est que son génie et son unique ambition se bornèrent à un domaine qui ne laisse point de traces dans l’histoire : au royaume évanescent des odeurs.

À l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de soufre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés ; leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons, et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tout jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. Les  rivières  puaient, les places puaient, les églises puaient, cela puait sous les ponts et dans les palais. Le paysan puait comme le prêtre, le compagnon tout comme l’épouse de son maître artisan, la noblesse puait du  haut jusqu’en bas, et le roi lui‑même puait, il puait comme un fauve, et la reine comme une vieille chèvre, été comme hiver. Car en ce XVIIIe siècle, l’activité  délétère des bactéries ne rencontrait encore aucune limite, aussi n’y avait-il aucune activité humaine, qu’elle fût constructive ou destructive, aucune manifestation de la vie en germe ou bien à son déclin, qui ne fût accompagnée de puanteur.

p. 4-5

Analyse de l’extrait

L’incipit du roman Le Parfum de l’auteur allemand Patrick Süskind, c’est-à-dire le début du livre, est l’un de mes préférés. Même en ne considérant pas les deux premiers paragraphes dans leur entièreté, la première phrase à elle seule est un chef-d’œuvre dans son genre : « Au XVIIIe siècle vécut en France un homme qui compta parmi les personnages les plus géniaux et les plus abominables de cette époque qui pourtant ne manqua pas de génies abominables ». Non seulement la phrase est « catchy », elle a aussi le mérite d’annoncer le ton du roman (un humour étrange, décalé) en plus d’établir le type de personnage que l’on va suivre (un génie abominable) ainsi que le cadre du livre (on est en France au 18ème siècle). La suite de l’extrait ci-dessus ne fait que bâtir sur cette fondation.

Jean-Baptiste Grenouille, un génie abominable

D’abord, on s’attarde plus avant au personnage principal, que l’on nomme Jean-Baptiste Grenouille. Il s’agit d’un nom insolite, qui révèle tout de go l’étrangeté du protagoniste lui‑même. Ensuite, on démontre en quoi son génie est abominable. Pour ce faire, on le compare dans un premier temps avec plusieurs « scélérats de génie » bien connus : Sade, Saint-Just, Fouché et Bonaparte. On insiste sur le caractère monstrueux de ces personnages, et par extension sur celui de Grenouille, notamment par l’accumulation des qualificatifs peu reluisants : « génies abominables », « scélérats de génie », « bouffi d’orgueil », « ennemi de l’humanité », « immoral », « impie », « malfaisants ». Enfin, le paragraphe se termine en spécifiant le génie particulier du personnage, qui a trait au monde des odeurs.

Un 18ème siècle puant

Le deuxième paragraphe dresse un portrait plus complet du cadre évoqué dans la première phrase, que l’auteur nous rappelle habilement au début du paragraphe avec « À l’époque dont nous parlons », puis une nouvelle fois à la fin en commençant sa dernière phrase avec « Car en ce XVIIIe siècle ». La description de ce décor est l’occasion de souligner l’importance que le thème des odeurs est appelée à prendre. Celle-ci est évidente dans l’insistance sur la pestilence de Paris, tel que le démontre le champ lexical de la puanteur (puanteur, puer, fumier, urine, bois moisi, crotte de rat, chou pourri, etc.) et la répétition du verbe « puer ».

Qui plus est, il me semble que cette réitération obsessionnelle de la puanteur, ce cumul de mauvaises odeurs et donc de qualificatifs négatifs, ne fait que renchérir sur la nature abominable de Grenouille, comme si 1) le siècle était tout aussi horrible par son odeur fétide que le personnage et 2) le personnage puait métaphoriquement (dans le sens où il est un individu infect) comme l’époque. Pourtant, Grenouille n’empeste pas littéralement, puisqu’il n’a pas d’odeur. En ce sens, l’environnement pestilentiel présenté ici viendra contraster avec ce que l’on apprendra du protagoniste pour mieux accentuer par la suite l’anormalité de ce dernier.

SÜSKIND, Patrick Le Parfum, Paris, Le Livre de Poche, 1988 [1985], 280 p.
SÜSKIND, Patrick Le Parfum, Paris, Le Livre de Poche, 1988 [1985], 280 p.

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